Si le livret A peut être considéré comme « too big to fail », son gestionnaire, lui, est loin d’être infaillible, et pourrait bien faire disparaître une partie des encours.
Le livret A est le placement par excellence du bon père de famille.
Son taux de rémunération bonifié par rapport aux placements dits « sans risque », sa garantie sur le capital versé et la disponibilité théoriquement immédiate des sommes placées en font un quasi-compte courant rémunéré.
Parce qu’il peut être ouvert au nom de tout citoyen dès sa naissance, c’est bien souvent le premier contact des Français avec les notions de capitalisation de long terme et d’épargne. Les ménages restent profondément attachés à ce support tout au long de leur vie : alors que moins de la moitié d’entre eux détient un contrat d’assurance-vie, et moins de 15% des actions, le livret A les séduit à plus de 80%.
La multiplication par quatre de sa rémunération, passée de 0,5% par an en début d’année à 2% au 1er août, a rendu ce placement encore plus attractif que par le passé. S’il reste dans l’absolu incapable de conserver le pouvoir d’achat de l’argent qui lui est confié – face à une inflation qui dépasse les 6% en rythme annuel –, sa rémunération revue à la hausse le rend bien plus rentable que de nombreux placements alternatifs. A 2% de rendement net d’impôts, il écrase au moins la performance de l’assurance-vie à capital garanti (1,28% avant impôts en 2021) – la flexibilité en plus.
Pas étonnant, dans ce cadre favorable, que les épargnants se soient rués sur ce véhicule d’épargne cette année. Au premier semestre, la collecte du livret A a atteint 16,5 Mds€, soit 42% de plus que sur la même période en 2019, la dernière référence pré-Covid. Selon les données de la Caisse des dépôts, qui gère les encours, elle s’est encore accélérée cet été. Au mois de juillet, elle a ainsi atteint 2,64 Mds€, soit 83% de plus qu’au mois de juillet 2019.
Toujours selon la Caisse des dépôts, le mois de juillet s’est achevé avec un encours national de 362,5 Mds€ (492 Md€ en incluant le Livret de développement durable et solidaire – LDDS). Les Français continuent de favoriser le livret A pour leurs placements à court terme… mais ignorent totalement que la solidité de cette épargne n’a rien de certaine.
Début septembre, la Cour des comptes a même tiré la sonnette d’alarme. Du fait de l’évolution de la structure de la Caisse des dépôts, l’institution craint que l’épargne du livret A ne soit dispersée sur des activités risquées qui exposeraient in fine les épargnants à un risque d’évaporation de leurs économies censées être protégées.
Un encombrant trésor
Les encours du livret A ont traditionnellement été fléchés vers des projets d’utilité publique. La Caisse des dépôts les utilise pour pouvoir accorder des prêts à un meilleur taux aux bailleurs sociaux et aux collectivités locales pour réaliser leurs investissements : logements sociaux, écoles, tramways, très haut débit, etc.
Si, économiquement, ce type de placement est loin d’être sans risque (les services publics étant structurellement des postes de coût plus que de rendement), les équilibres en place ont jusqu’ici permis d’honorer sans problème le versement des coupons et le remboursement des sommes retirées.
Mieux encore pour le gestionnaire, le taux de rémunération au plancher qui prévalait ces dernières années lui a apporté des marges de manœuvre supplémentaires dans son activité de prêt, augmentant la rentabilité de son business model.
Cependant, en période de hausse des taux, le levier fonctionne dans l’autre sens. De la même manière que les Etats surendettés voient le service de la dette exploser avec la hausse généralisée des taux, les encours du livret A obligent la Caisse des dépôts à verser des rémunérations toujours plus élevées aux épargnants.
Et, avec une inflation qui devrait dépasser largement les 6% en fin d’année, la formule de calcul laisse présager d’une nouvelle hausse du rendement du livret à 3% en 2023 – soit encore 50% de hausse. Bénéfique pour les épargnants, il s’agit d’un véritable cercle vicieux pour le gestionnaire : les taux hauts encouragent la collecte, qui vient à son tour renforcer le besoin de cash-flow.
C’est toute la structure de financement du livret A qui se retrouve ainsi remise en question. Et, pour la Cour des comptes, la Caisse des dépôts risque d’être de plus en plus tentée d’utiliser la manne pour financer des activités encore plus risquées que les projets sociaux.
La Caisse des dépôts lorgne sur votre épargne
Si la Cour des comptes appelle à la vigilance, c’est parce que la Caisse des dépôts a progressivement transformé sa mission. Il s’agit désormais d’un groupe diversifié, qui regroupe désormais des activités quasiment industrielles.
La Caisse des dépôts est ainsi actionnaire de La Poste, possède des activités bancaires avec La Banque Postale, d’assurance avec CNP, finance l’innovation avec Bpifrance… autant de métiers qui s’éloignent du financement des projets sociaux.
Dans son rapport, la Cour des comptes rappelle que « la profonde transformation de la Caisse des Dépôts en un groupe très étendu d’activités sous mandat […] déplace son centre de gravité et déforme sa structure bilancielle ». Elle s’inquiète ensuite du risque de « fongibilisation du fonds d’épargne dans le cadre d’une stratégie globale de groupe ». En bon français, les rapporteurs craignent de voir le gestionnaire de fonds utiliser les centaines de milliards d’euros des épargnants pour financer ce que bon lui semble.
Il faut dire que les sages de la Cour des comptes ont toutes les raisons d’être inquiets. Ils avaient déjà tiré la sonnette d’alarme en début d’année au sujet de la gouvernance de la Caisse des dépôts, l’opacité de son information financière et ses frais de fonctionnement. Et les dérives ne sont pas nouvelles : en janvier 2017, ils signaient déjà un bilan cinglant des performances de l’Etat-actionnaire. Dans ce contexte, la perspective de voir la Caisse des dépôts jouer avec l’argent placé par les Français dans le livret A n’a rien de rassurant.
En plein cœur de la pandémie, la Caisse des dépôts avait déjà pioché dans le fonds d’épargne pour créer une enveloppe de 28 Mds€ (près de 10% des encours du livret A fin 2019 !) avec des prêts longue durée pour des bénéficiaires très divers. La Cour des comptes a déploré ce choix « qui correspond une adaptation des emplois en fonction des opportunités ou des nécessités politiques du moment, davantage qu’à une stratégie fondée sur des objectifs de long terme ».
A l’heure où la transition écologique est le nouveau cheval de bataille politique qui justifie tous les « quoiqu’il en coûte », surveiller l’emploi des fonds du livret A est essentiel pour éviter qu’ils ne disparaissent dans des opérations d’investissement hasardeuse comme sait si bien le faire la Caisse des dépôts.
A défaut de quoi, une dépréciation d’actifs sous gestion serait inévitable, ce qui conduirait à un bank run des épargnants sur le livret A. Il faudrait alors invoquer la « garantie d’Etat » sur ce placement théoriquement sans risque… mais lorsque 80% des citoyens sont exposés au même risque, la notion de mutualisation du risque n’a plus de sens. Si les fonds du livret A étaient perdus par de mauvais choix stratégiques de son gestionnaire, les citoyens-contribuables ne récupèreraient jamais les sommes envolées.
En France, le livret A est « too big to fail ». Mais son gestionnaire, lui, est loin d’être infaillible. La garantie d’Etat censée protéger cette épargne étant plus un écran de fumée destiné à rassurer qu’un véritable bouclier économique, l’avertissement de la Cour des comptes doit être considéré avec le plus grand sérieux.