La science économique a besoin d’un cadre théorique solide car les données statistiques ne suffisent pas à comprendre notre environnement.
Peut-on se baser uniquement sur les statistiques pour comprendre et évaluer objectivement le monde économique ? On pense souvent qu’il est possible d’avoir une vision objective de l’état de l’économie et de son fonctionnement au travers de l’observation des données et de l’application des méthodes statistiques à ces données.
Mais afin de véritablement comprendre et interpréter ces données, il est nécessaire de disposer d’un cadre théorique fiable et cohérent, qui ne trouve pas son origine directement dans l’observation des statistiques. C’est seulement à l’aide d’une théorie solide qu’il devient possible de comprendre la signification de l’ensemble de données observées.
Un principe irréfutable de ce qui guide les actions humaines
Une telle théorie doit être fondée sur un principe connu et irréfutable. Une théorie reposant sur le principe que les êtres humains agissent consciemment et de façon délibérée respecte cette condition.
Contrairement à une idée répandue, l’économie n’étudie pas le PIB, l’indice des prix à la consommation, ou d’autres indicateurs économiques du même type. L’économie étudie les activités humaines ayant pour objectif la satisfaction des besoins vitaux et la maximisation du bien-être. On observe que les individus se livrent chaque jour à une grande variété d’activités. Ils réalisent des travaux manuels, conduisent leurs voitures, marchent dans la rue ou encore sortent au restaurant. Le point commun de ces activités est qu’elles sont réalisées de façon délibérée et dans un but précis.
Ainsi, la réalisation d’un travail manuel représente pour certains un moyen de gagner de l’argent qui pourra être utilisé pour atteindre différents objectifs tels que par exemple se nourrir et se vêtir. Diner dans un restaurant pourrait être le moyen d’établir une relation d’affaires. Conduire sa voiture permet de se rendre à un endroit déterminé. En d’autres termes, les individus agissent dans le cadre d’un système constitué d’un ensemble de moyens et d’objectifs ; ils utilisent la variété de moyens à leur disposition pour atteindre leurs propres buts.
Agir de façon délibérée implique pour un individu d’évaluer et de comparer les différents moyens à sa disposition par rapport aux objectifs qu’ils peuvent lui permettre d’atteindre.
A chaque moment, les individus doivent choisir parmi une multitude d’objectifs qu’ils souhaiteraient accomplir. Les moyens à leur disposition étant limités, les objectifs qu’il leur est possible d’atteindre sont restreints. Par conséquent, une augmentation des moyens (ou ressources) à leur disposition leur donne la possibilité de réaliser un plus grand nombre de leurs objectifs. En d’autres termes, leur niveau de vie s’améliore.
Une autre forme de contrainte réside dans le manque de ressources adaptées à la réalisation d’un objectif spécifique. Par exemple, si un individu perdu seul dans le désert a besoin d’étancher sa soif, posséder des diamants ne lui sera d’aucune aide.
Il est irréfutable que les êtres humains agissent consciemment et délibérément, puisque quiconque s’emploierait à prouver le contraire le ferait de façon consciente et délibérée, se contredisant ainsi lui-même.
Ludwig von Mises, le fondateur de cette approche, l’a désignée par le terme de praxéologie. En affirmant que les êtres humains agissent consciemment et délibérément, Mises a réussi à déterminer le principe fondateur de toute la science économique.
Les facteurs de causalité en économie ont toujours pour origine les choix des individus.
Le fait que nous poursuivions délibérément des buts précis implique que les phénomènes économiques ne dépendent pas de facteurs exogènes mais émanent de l’action humaine elle-même.
Par exemple, sans un cadre théorique cohérent, il est possible d’interpréter les données de façon à confirmer n’importe quelle hypothèse pour expliquer le phénomène de la croissance économique.
Cependant, si nous commençons par poser le principe que les individus agissent dans le cadre d’un système constitué d’un ensemble de moyens pour servir leurs buts propres, alors nous devons conclure que sans une expansion des ressources disponibles, aucune expansion économique durable ne peut émerger.
Mises était extrêmement précis dans la définition des termes qu’il employait dans ce cadre d’analyse. Par exemple, son analyse de la monnaie commence en établissant une définition de la notion de monnaie. Pour cela, Mises débuta par les origines de l’échange, lorsque le monde en était encore au stade du troc.
D’après lui, la caractéristique fondamentale de la monnaie est de servir d’intermédiaire universel des échanges. La monnaie a par conséquent émergé à partir des matières premières les plus couramment utilisées, comme l’a expliqué Mises :
« Inévitablement, parmi les biens utilisés comme intermédiaires d’échange, les moins demandés sont progressivement éliminés au cours d’un processus de sélection jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un bien de référence utilisé universellement comme intermédiaire des échanges; en un mot, une monnaie. »
La monnaie représente quelque chose qu’il est possible d’échanger contre n’importe quel autre bien ou service. Cette caractéristique fondamentale la différencie de toute autre marchandise.
[…]
La définition de la monnaie étant posée, nous pouvons à présent explorer les interactions entre la monnaie et les différentes composantes de l’économie.
Théoriciens contre pragmatiques
Deux camps s’opposent parmi les économistes traditionnels. D’un côté, les théoriciens, que certains désignent comme « les économistes dans leur tour d’ivoire ». Ils imaginent différents modèles théoriques qu’ils utilisent pour former une analyse du monde économique.
De l’autre côté, les économistes soi-disant « pragmatiques », dont les analyses sont exclusivement basées sur les statistiques économiques.
Alors que les économistes « dans leur tour d’ivoire » croient que la clef de tous les secrets de l’univers économique se trouve dans des modèles abstraits, les économistes « pragmatiques » sont convaincus qu’en « torturant » suffisamment les statistiques, elles finiront forcément par nous livrer la vérité.
Cependant, expliquer la nature profonde de l’objet analysé par la science économique devrait être le seul objectif d’une théorie économique. Les méthodes statistiques ne sont d’aucune aide à cet égard. Tout ce que peuvent accomplir ces méthodes est de comparer historiquement l’évolution de différentes données. Elles sont incapables d’identifier les causes profondes à l’origine des phénomènes économiques.
De la même façon, les modèles basés purement et simplement sur l’imagination des économistes ne nous sont pas d’une grande aide dans la mesure où ces théories ne sont pas basées sur l’observation du monde réel.
Par exemple, afin d’expliquer la crise économique persistante au Japon, le célèbre économiste keynésien Paul Krugman a appliqué un modèle qui présuppose que l’ensemble des individus sont identiques, disposent d’une espérance de vie illimitée et que le niveau de la production est une donnée prédéterminée(1). Tout en admettant lui-même que ces hypothèses sont tout sauf réalistes, Krugman maintient que son modèle peut néanmoins être utile pour trouver une solution à la crise économique japonaise.
L’utilisation des statistiques dans le contexte de l’action humaine
Le principe selon lequel l’action humaine est consciente et délibérée nous permet de mieux comprendre et interpréter les données historiques. D’après Murray Rothbard :
« Afin d’illustrer dans son cours la différence entre ces deux approches de l’analyse du comportement humain, Mises aimait prendre comme exemple le comportement des passagers de la station Grand Central de New York au cours des heures de pointe. Un observateur véritablement « objectif » ou prétendument « scientifique » se contenterait de constater les faits empiriques : c’est-à-dire des passagers se précipitant dans toutes les directions, sans but apparent, en particulier à certaines heures de la journée. Et il n’en saurait pas plus.
Mais un véritable élève de l’action humaine partirait du principe que tout comportement humain est motivé par un but donné, et il comprendrait ainsi que l’objectif des passagers est de se rendre au travail le matin, de rentrer chez eux le soir et ainsi de suite. Il semble évident que le second observateur apprendrait et découvrirait davantage de choses concernant les comportements humains, et qu’il serait en réalité par conséquent l’observateur le plus « scientifique » au sens authentique du terme ».
Pour identifier la nature réelle d’un phénomène économique, il est nécessaire de le rapporter à sa force motrice ultime, c’est-à-dire l’action humaine. Par exemple, durant une phase de ralentissement économique, on observe généralement une baisse de la demande de biens et services. Mais devons-nous pour autant en conclure que cette baisse de la demande est à l’origine de ce ralentissement économique ?
Les individus cherchent continuellement à améliorer leurs conditions de vie et leur bien-être. Leurs désirs sont potentiellement illimités. Par conséquent, la demande ne peut chuter qu’en raison d’une baisse du revenu disponible des consommateurs. En d’autres termes, la chute observée de la demande résulte probablement d’un problème du côté de l’offre (c’est-à-dire d’une réduction de la quantité de ressources produites).
Statistiques et création monétaire
Prenons un autre exemple. Supposons que la banque centrale déclare qu’une augmentation de la croissance de la masse monétaire dans un contexte de faible inflation permettrait de stimuler l’économie. Pour comprendre ce qu’implique cette proposition, nous devons d’abord examiner la nature de la monnaie. Comme nous l’avons vu, la monnaie est l’intermédiaire des échanges. En tant qu’intermédiaire d’échange, la monnaie ne peut que faciliter l’échange des biens réels déjà existants, mais elle ne permet pas d’en créer davantage. La monnaie en elle-même ne peut pas être utilisée dans le processus de production ou être consommée. Par conséquent, nous pouvons conclure que créer plus de monnaie ne constitue pas un moyen adéquat pour encourager la croissance économique. Bien au contraire, créer davantage de monnaie implique d’utiliser des ressources utiles pour produire quelque chose sans valeur intrinsèque et par conséquent d’affaiblir le mécanisme de création de richesses.
Le principe selon lequel les individus agissent de façon délibérée nous aide également à analyser l’idée répandue qui affirme que la consommation constitue le « moteur » de l’économie, en d’autres termes que la demande crée l’offre.
Cependant, nous savons que sans ressources, aucun objectif ne peut être réalisé. Mais ces ressources n’apparaissent pas « par magie », elles doivent d’abord être produites. Par conséquent, contrairement à la croyance populaire, le moteur de l’économie réside dans l’offre et non dans la demande.
Le fait que nous poursuivions délibérément nos propres buts implique que les phénomènes économiques ne dépendent pas de facteurs exogènes, mais émanent de l’action humaine. Bien sûr, il existe un lien entre le niveau de revenu et le niveau de consommation, mais il n’est pas automatique. Chaque individu réagira différemment à une augmentation de son revenu en fonction des objectifs spécifiques qu’il souhaite atteindre. Certains individus considéreront qu’il est dans leur intérêt d’épargner et d’investir plutôt que de consommer.
Aucune théorie cohérente ne peut reposer que sur des statistiques
Les données statistiques ne contiennent en elle-même aucune information utile concernant la réalité économique sans l’aide d’une théorie cohérente et qui n’ait pas été construite sur la base de statistiques.
Un analyste ne peut véritablement comprendre les relations de cause à effet dans le monde économique simplement en observant les statistiques, cela ne lui permettra que de décrire les phénomènes. Pour déterminer les causes sous-jacentes de ces phénomènes, il nous faut penser une explication basée sur une théorie ancrée dans des principes logiques.
La nature arbitraire des théories économiques aujourd’hui dominantes a donné naissance à l’idée selon laquelle il existe un fossé entre la théorie et la pratique. En réalité, il ne peut exister de bonne théorie qui ne soit applicable. Une théorie solide doit pouvoir être appliquée.
Les économistes et autres experts financiers dont la connaissance de l’économie se limite uniquement à l’observation des données et de leurs corrélations statistiques à travers l’histoire courent le risque de se fourvoyer et d’induire en erreur ceux qui les écoutent.
De la même manière, les économistes dont les idées reposent sur des modèles imaginaires ne sont pas en position de dire quoi que ce soit de probant, leurs analyses ne sont que purement arbitraires.
Article traduit avec l’autorisation du Mises Institute. Original en anglais ici.
(1) Voir sur ce sujet : « Japan’s Trap » (mai 1998) par Paul Krugman, l’article est disponible en langue anglaise sur le site de l’université de Princeton.