Le crédit existait avant son expansion à partir de l’Europe moderne. Il était néanmoins peu pratiqué dans les sociétés agricoles. Yuval Noah Harari, professeur d’Histoire à l’Université hébraïque de Jérusalem, explique les tenants et les aboutissants du développement du crédit dans le chapitre « le credo capitaliste » de son best-seller Sapiens : Une brève histoire de l’humanité (2011). L’histoire du crédit telle qu’il nous la raconte permet de conclure que ce n’est pas à l’Etat de décider des bénéficiaires du crédit mais au secteur privé.
Le rôle de la confiance et du crédit dans les économies
Nos contemporains peuvent constater que leur niveau de vie est souvent plus élevé que celui de leurs grands-parents à leur âge. Ce n’était pas le cas à l’ère de l’économie prémoderne, durant laquelle la croissance économique était très lente. Ce constat débouchait sur une vision pessimiste de l’avenir. Dans l’imaginaire collectif, la richesse totale était limitée et tout accroissement de fortune passait nécessairement par la spoliation d’un individu par un autre ou d’un royaume par un autre. Il semblait n’y avoir aucune raison pour que la taille du gâteau soit plus grosse dans 10 ans. Donc aucune raison de faire crédit, c’est-à-dire d’investir, puisque les affaires étaient considérées comme un jeu à somme nulle. Ainsi, le peu de crédits accordés l’étaient pour des sommes modiques, à court terme et à taux d’intérêt élevé. Difficile d’entreprendre dans de telles conditions !
Les mentalités ont changé avec la notion de progrès qui a émergé avec la Révolution scientifique, autour de 1500. L’idée au coeur de ce changement est qu’en investissant dans la recherche, l’Homme peut aboutir à des découvertes scientifiques ou géographiques et à des inventions techniques qui permettront à la situation de s’améliorer. De l’économie en tant que gâteau à taille fixe, on est passé à l’économie en tant que gâteau à taille croissante. Faire la guerre à son voisin n’était désormais plus le seul moyen de s’enrichir. Cette révolution, scientifique au départ, a petit à petit changé les esprits. Les hommes ont eu de plus en plus confiance en l’avenir. Cette confiance a permis au crédit de se développer, et avec lui la croissance économique. Un cercle vicieux a progressivement cédé la place à un cercle vertueux.
Histoire économique du monde en résumé
Source : Yuval Noah Harari, Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 2015
Le rôle de la confiance et du crédit dans l’avènement et la chute des premiers empires occidentaux
Pour Harari, le crédit capitaliste a joué un rôle décisif non seulement dans le développement de la science moderne, mais également dans l’émergence de l’impérialisme européen.
L’histoire de Christophe Colomb est sans doute celle du premier patron de start-up d’envergure mondiale. A une époque où le crédit privé était encore une ressource rare, le Génois n’a pas eu d’autre possibilité que se tourner vers les investisseurs institutionnels de l’époque, souvent des souverains. Après avoir essuyé un refus auprès du roi du Portugal, en Italie, en France, puis à nouveau au Portugal, c’est finalement en Espagne que le lobbying de Colomb fut récompensé. La reine Isabelle prit le risque de financer une flotte qui ferait voile vers l’Ouest en vue de trouver une nouvelle route commerciale vers l’Est asiatique… et elle remporta le jackpot !
L’aventure de Christophe Colomb entérine le début du « cercle magique du capitalisme impérial : crédit finançant les découvertes, découvertes menant aux colonies, colonies rapportant des profits, profits alimentant la confiance, et confiance se traduisant en davantage de crédit ».
Tout le monde connaît l’histoire de Christophe Colomb et de l’avènement de l’Empire espagnol. C’est moins le cas du secret qui a permis à la Hollande protestante, alors minuscule dominion de l’Espagne, d’arracher son indépendance à l’Empire catholique et de le supplanter sur les mers pour bâtir un empire mondial et devenir la première puissance économique d’Europe. Et tout cela en seulement 80 ans.
D’un côté comme de l’autre, armées et flottes militaires coûtaient une fortune. Alors qu’est-ce qui a bien pu permettre aux Hollandais de prendre progressivement le dessus sur l’Espagne ? La réponse est sans équivoque : les Hollandais ont réussi à obtenir la confiance du système financier européen – alors en plein essor – quand le souverain espagnol ne cessait de la dilapider.
D’un côté, on avait un roi espagnol qui remboursait ses dettes en retard – quand il ne faisait pas défaut – et qui ne s’interdisait pas d’user de la menace pour obtenir de nouveaux financements. Et de l’autre, des Hollandais qui prenaient un soin tout particulier à rembourser leurs emprunts dans leur intégralité et dans les délais, et ce dans le cadre d’un système judiciaire indépendant et particulièrement respectueux des droits attachés à la propriété privée. Comme ça avait déjà été le cas pour le passage de l’économie prémoderne à l’économie moderne, le basculement de l’hégémonie européenne s’est aussi joué sur une question de confiance.
L’irresponsabilité des Etats leur a fait perdre pied face au secteur privé
Harari rappelle que ce n’est pas l’Etat hollandais qui a bâti l’Empire hollandais, mais ses marchands. Ils ne financèrent d’ailleurs pas leurs conquêtes uniquement par le crédit, mais également en faisant entrer des investisseurs au capital de leurs compagnies, permettant ainsi à ces derniers de toucher des dividendes. Alors que le roi d’Espagne en était réduit à lever des impôts de plus en plus impopulaires et à faire défaut sur ses dettes, les investisseurs achetaient à coeur joie les actions hollandaises, faisant d’Amsterdam La Mecque financière du continent.
D’une manière assez similaire, ce sont des compagnies privées qui sont à l’origine de la rapide expansion et l’Empire britannique, et qui ont longtemps présidé à sa direction. La London Company, la Plymouth Company ou encore la Dorchester Company étaient toutes cotées à la Bourse de Londres. Alors que la France perdait peu à peu la main sur son empire d’outre-mer, c’est la British East India Company, et non la Couronne, qui conquérait et dirigeait le sous-continent indien. Depuis son siège de Londres, elle régna pendant près d’un siècle sur son Empire indien, avec une force militaire dépassant nettement celle de la monarchie (jusqu’à 350 000 mercenaires déployés sur place). La nationalisation de l’Inde, et par la même occasion de cette armée privée, n’eut lieu qu’en 1858. Harari rappelle que « Napoléon se moquait des Britanniques : cette nation de boutiquiers ! Or, ce sont ces boutiquiers qui lui infligèrent une défaite. Et leur empire était le plus vaste que le monde eût jamais vu. »
Le passage du crédit capitaliste au « créditisme »
Harari n’emploie pas le terme de « créditisme ». Mais le constat qu’il dresse correspond exactement à ce que décrit régulièrement Simone Wapler dans ces colonnes. Ainsi avance-t-il que depuis 2008, « banques et Etats ont frénétiquement fait tourner la planche à billets [car] tout le monde est terrifié à l’idée que la crise économique actuelle puisse arrêter la croissance. » Pour lui, seules de nouvelles découvertes dans la biotechnologie ou dans les nanotechnologies sont susceptibles de créer des industries entièrement nouvelles, dont les profits pourraient soutenir « les milliards de monnaie factice » créés. Cela doit impérativement se produire « avant que la bulle n’explose », sans quoi « nous allons au-devant de temps très rudes. »
Que retenir de tout cela ?
Les souverains qui ont tenté d’obtenir le crédit par la force ont toujours perdu face à ceux qui l’ont négocié dans la confiance. Aujourd’hui, la violence exercée par les Etats n’est plus physique. Avec l’arsenal des mesures d’assouplissement monétaires, les taux négatifs et les velléités de suppression progressive de l’argent liquide, la répression est devenue financière. Trop souvent irresponsable, la bureaucratie n’est pas à même de diriger le crédit à des fins performantes. En cela, elle sera toujours dépassée par le secteur privé. L’expérience de « système de crédit social » en cours en Chine, qui doit être mise en oeuvre grâce un algorithme qui exploite le big data, l’accumulation de données via la surveillance généralisée des citoyens, ne fera pas exception. Ce n’est qu’une expérience dirigiste de plus, et elle est en cela vouée à l’échec.