▪ Deux petits proverbes arabe et espagnol pour débuter cette chronique : "Baise la main que tu ne peux mordre" puis "si ton ennemi a de l’eau jusqu’à la ceinture, tends-lui la main, si l’eau lui submerge les épaules, frappes très fort sur sa tête et noies-le".
Faute d’être parvenu à faire voter par le Congrès des lois capables d’empêcher les plus puissantes institutions financières du pays de spéculer avec l’argent de la Fed et d’éponger leurs pertes avec l’argent des contribuables, Barack Obama vient d’approuver jeudi dernier une nomination que Wall Street interprète comme une main tendue en direction du monde des affaires.
Le président vient de débaucher William Daley, un des cadres dirigeants de la banque d’affaires JP Morgan Chase, pour occuper le poste de secrétaire général de la Maison Blanche.
L’homme est un habitué des antichambres du pouvoir. Il a déjà été conseiller aux Affaires intérieures de l’ancien président démocrate Bill Clinton, aux côtés des ultralibéraux Robert Rubin et Lawrence Summers (en charge du Commerce et de l’Economie), avant d’être nommé directeur de la campagne de l’ex-vice-président Al Gore. Barack Obama n’attend pas grand-chose de lui… sauf redresser l’économie, restaurer l’aura de la Maison Blanche et le replacer en position favorable pour remporter la campagne présidentielle de 2012.
Si William Daley mène à bien cette mission, il devrait avoir son buste dans le Bureau ovale dès la mi-janvier 2013 !
La tâche s’avère d’autant plus ardue que le Tea Party ultralibéral et les républicains ultraconservateurs ont déjà déposé les premiers amendements visant à rétablir le "laisser faire total" dans le secteur financier.
Le moindre reliquat de régulation votée sous l’ère démocrate doit être promptement anéantie ou nom de la libre-entreprise et de l’impératif absolu de séparation entre l’Etat et le monde des affaires — un principe adopté sous Bill Clinton à la fin des années 90 et qui a causé la ruine du système en 2008.
▪ De son côté, Alan Greenspan a bien sa petite idée sur les difficultés qui attendent le président et la Fed d’ici les prochaines élections. Dans une interview accordée vendredi soir, Mister Bulles (Alan "Bubble" Greenspan) estime à un tout petit peu plus de 50% la probabilité que l’Amérique affronte les deux ou trois prochaines années sans problème sur le marché obligataire et sans inflation.
Pour ceux qui ont conservé leur décodeur du début des années 90 à fin 2005 — l’ex-patron de la Fed étant un fervent adepte du langage crypté –, cette déclaration équivaut à l’affirmation que les Etats-Unis n’ont pratiquement aucune chance d’échapper à de graves troubles sur le marché des Treasuries (dégradation, restructuration), et encore moins à un dérapage des prix.
Souvenez-vous qu’au printemps 2008, alors que Bear Stearns était sauvé de justesse de la faillite et tandis que Freddie Mac et Fannie Mae s’acheminaient vers une inéluctable nationalisation, Alan Greenspan estimait à seulement 33% le risque de voir la crise des dérivés de crédit affecter la sphère de l’économie réelle. Vous connaissez la suite.
Wall Street ne s’est guère inquiété du discours alarmiste de Timothy Geithner au sujet de l’insuffisance de provision des déficits fédéraux. Le Congrès votera une extension du montant de la dette, il en a l’habitude. De toutes façons, le contribuable n’a plus les moyens d’y faire face depuis fort longtemps, il n’est plus à 10 000 $ près !
▪ Les marchés américains ont donc fini la semaine sur un score globalement positif (+1%). Il a bien failli ne pas en être ainsi car les indices américains reculaient de 1% à la mi-séance.
Mais les "sherpas" de Wall Street veillent. Un algorithme haussier a été réactivé en début d’après-midi et les indices américains ont docilement — mais ont-ils le choix face à la puissance de certains outils informatiques et une action de concert des plus influents brokers de Wall Street ? — remonté la pente pour afficher un repli anodin de -0,2 à -0,25% en moyenne.
Avec un double bénéfice au final : laisser espérer — à ceux qui y sont prédisposés — qu’une première semaine de l’année dans le vert préfigure une année entière placée sous le signe de la hausse (c’est le cas 8 fois sur 10) et permettre au actions américaines d’inscrire une sixième semaine de hausse consécutive, ce qui amènera les analystes techniques à conclure avec une parfaite unanimité que la tendance reste positive.
Plus la spirale haussière perdure, plus ce diagnostic devient univoque et ses partisans hégémoniques !
Face à une pensée unique — ouvertement fabriquée de toute pièce sur injonction de la Fed –, il ne sert à rien de raisonner ou d’invoquer une chute alarmante de l’euro sous les 1,292$, le surendettement des Etats et la tension des taux. Les robots de cotations font ce pour quoi ils sont programmés, c’est-à-dire entretenir une tendance (haussière en l’occurrence) jusqu’aux limites les plus extrêmes de l’absurdité.
▪ Wall Street avait réagi négativement aux statistiques de l’emploi publiées à 14h30 car elles véhiculent des indications contradictoires. Franche déception en ce qui concerne les créations d’emplois (103 000 en décembre au lieu de 150 000 attendu) mais le taux de chômage rechute nettement, à 9,4% (contre 9,8% en novembre au lieu de 9,7% anticipé) de la population active.
Les créations de postes s’expliquent notamment par les embauches réalisées dans le secteur de la santé alors que les chiffres publiés par ADP (+300 000 emplois dans le secteur privé en décembre) suggéraient des embauches massives dans le secteur de la distribution… qui n’apparaissent nulle part dans les chiffres du département du Travail.
Il ne reste plus qu’à trouver une explication qui tienne la route. Il suffit de se montrer patient, la question ne se posera peut-être plus à la lumière de la prochaine révision de ces chiffres le mois prochain !
Ceux de novembre ont été effectivement révisés à la hausse pour faire apparaître 71 000 créations de postes au lieu des 39 000 initialement annoncées, tandis que les créations de postes du mois d’octobre ont été révisées à 210 000 au lieu de 172 000 (soit 70 000 emplois de plus créés cet automne) mais cela reste loin des 250 000 nécessaires pour absorber les nouveaux entrants et réduire le chômage de longue durée.
Autre indication qui revêt une importance décisive, le nombre d’heures hebdomadaires travaillées stagne à 34,4. Ceci démontre que les entreprises n’ont pas recours aux heures supplémentaires pour faire face à un surcroît d’activité aux Etats-Unis.
▪ Le seul indicateur qui pointe résolument à la hausse, c’est l’inflation avec la flambée des prix des carburants et des denrées alimentaires. Mais comme le prix des logements continue de chuter, la Fed peut continuer de s’abriter derrière la fiction statistique qui confirme "globalement" l’absence d’inflation.
Prenons un autre exemple tout simple : avec l’effondrement des moyens accordés à l’enseignement public, le coût des études dans le privé explose mais aucun indice officiel ne le prend en compte, il en va ainsi de bien des "variables volatiles" qui, mises bout à bout, pourraient faire blêmir Wall Street.
A force de publier des chiffres économiques biaisés, corrigés des variations saisonnières, retraités en glissement trimestriel, bidouillés de toutes les manières imaginables, la réalité devient inconnaissable. Celui qui possède l’outil informatique le plus puissant impose alors la tendance qui lui convient face à un marché qui ne sait plus rien de sûr.
Le jour où le marché saura, Wall Street tremblera.