Combien d’autres « moments Lehman » les marchés vont-ils devoir affronter au mois d’octobre ? Et, surtout, combien pourront-ils affronter ?
Le mois de septembre restera dans les annales comme celui de la pire destruction de valeur sur l’ensemble des marchés financiers depuis septembre 2008. L’essentiel des pertes s’est matérialisé dans le compartiment obligataire, qui n’a rien subi de comparable en quatre semaines depuis… 1974. Le « flash krach » sur les Gilts britanniques du 28 septembre fut à juste titre qualifié de « moment Lehman » pour les marchés de taux.
Le rendement des Bunds et de nos OAT s’est tendu de 80 points de base, celui des BTP italiens de 140 points (après 130 points durant le deuxième trimestre).
En ce qui concerne la perte trimestrielle, elle est la seconde plus lourde en 42 ans, après celle du premier trimestre 2022 : les Bunds avaient vu leur rendement grimper de -0,18% à +0,66% (soit 84 points de différence), puis de 70Pts au deuxième trimestre (de 0,66% à 1,36%).
Il s’agit donc de trois trimestres consécutifs de pertes sans équivalent depuis le début des années 1980, les prix des obligations évoluant dans le sens inverse de leur rendement.
L’écart se creuse entre Allemagne et Italie
Le fait probablement le plus marquant, c’est que l’écart de rendement entre le Bund et le BTP italien (le fameux « spread » surveillé par la BCE) est passé de 135 points à 235 en neuf mois… et la BCE n’a toujours pas détaillé les subtilités de son outil anti-fragmentation qui devait justement contrer ce mouvement.
A partir de quel niveau de spread jugera-t-elle qu’il est temps d’agir afin de rassurer les marchés sur sa capacité à garder la situation sous contrôle ?
Christine Lagarde n’a fait que brosser les contours de sa stratégie anti-fragmentation depuis le mois de juin, éludant les questions à ce sujet à chaque conférence de presse (sa marge de manœuvre serait donc si étroite qu’elle ne peut prendre le risque que les marchés devancent ses actions, réduisant à néant par avance ses efforts). De plus, elle a jeté de l’huile sur le feu est expliquant qu’elle ne volerait pas au secours de pays commettant des « erreurs politiques » (de politique budgétaire).
Tout le monde a compris que c’était de l’Italie dont il était question, au lendemain des élections remportées par Giorgia Meloni, une menace à peine voilée adressée à la prochaine présidente du Conseil, si jamais elle s’avisait de déroger aux directives de Bruxelles.
C’est une menace que Lagarde aurait grand tort de mettre à exécution, car le moindre manquement à la promesse implicite de protéger le marché obligataire italien, et le second du monde par sa « profondeur », signifierait la désintégration de la zone Euro.
Ce danger qui frappe aux portes de l’Europe n‘est plus un objet de peur abstraite mais bien une réalité qui s’est concrétisé outre-Manche, 24 heures après la déclaration sous forme de mise en garde de la patronne de la BCE.
La crise ne traverse pas la frontière
Tout un chacun a tout de même pu se féliciter que le « flash-krach » de 20% sur les Gilts britannique – qui a dévasté toutes les maturités au-delà de 15 ans (autrement dit, tout ce qui constitue un équivalent de créances hypothécaires) – n’a que brièvement secoué nos bons du Trésor libellés en euros.
La zone euro nous aurait donc protégé d’un « moment Lehman »… Mais de quoi le flash krach du 28 septembre au Royaume Uni est-il le symptôme, ou plutôt l’aboutissement ? Et quelle banque centrale peut prétendre pouvoir y échapper ?
De 2012 à 2022, les taux longs sur les dettes souveraines de tous les pays développés ont été « écrasés » par les banques centrales, ce qui a permis à ces pays de financer une croissance à crédit, mais aussi d’accumuler et de supporter le coût de déficits budgétaires insensés.
Ce sont en fait les épargnants qui ont financé cette expérience de « quoi qu’il en coûte » qui ne disait pas son nom. Il a enfin reçu ce nom de baptême dès qu’une cause extérieure au simple bon vouloir des banques centrales a pu être invoqué.
Ce fut d’abord le Covid. Puis, après le plus phénoménal recours à la planche à billet de l’histoire depuis 1971, la flambée des prix de l’énergie amorcée à l’automne 2021 a pu être imputée à Vladimir Poutine.
Pas un mot en revanche sur la spoliation des futurs retraités par le biais des taux zéro, ce qui correspond à une imposition à 100% de la rémunération du risque consistant à avancer de l’argent à l’Etat… qui ne sait plus que convertir l’épargne en privilèges pour ses serviteurs les plus zélés (que ce soient des fonctionnaires hauts placés ou des cabinets de conseils heureux de toujours plus facturer) et en dettes pour les générations futures.
Une question à laquelle les cabinets de conseil payés par nos impôts sont bien incapables de répondre c’est : comment faire pour respecter l’obligation de servir une pension de retraite plus ou moins indexée sur l’inflation, si les taux sur le « 10 ans » sont à zéro et l’inflation réelle à 2 voire 3% ?
C’est là qu’interviennent les banquiers d’affaires avec leurs « produits structurés complexes » (des « LDI » en l’occurrence) qui permettent d’extraire de la valeur supplémentaire du temps qui passe. Ils utilisent pour cela la « vente de volatilité », une stratégie qui repose sur le postulat que les banquiers centraux maintiendront à zéro le « prix du risque ».
L’épargne perdante
Et le fait est que les taux réels demeurent négatifs. Ils ne l’ont même jamais été autant en Europe, puisque l’inflation est à 10% tandis que le loyer de l’argent à la BCE n’atteint pas encore les 2%.
La recherche d’une rentabilité plus forte que l’inflation réelle sur le marché obligataire a poussé les gérants de fonds de pension à empiler des émissions obligataires de plus en plus risquées et de moins en moins liquides. Avec la remontée des taux d’intérêts amorcée au printemps 2022, ceux qui en ont acheté début octobre 2021 ont vu leur investissement perdre de 25 à 30% pour un rendement de 4%…
Ils ont encore aggravé leurs risques de perte avec la vente d’options sur la volatilité.
Pour compenser ces pertes, ils vont se trouver contraints de vendre de tout : actions, obligations, matières premières, crypto-actifs, etc…
Les marchés sont sur le point d’entrer dans un cycle infernal où les mêmes qui se trouvaient contraints d’acheter à contrecœur des actifs risques (le fameux « TINA ») vont se trouver contraints de les revendre – également à contrecœur, car cela va plomber leurs commissions de gestion et primes à la performance. Nous flirtons déjà avec ce moment où la baisse des marchés devient techniquement inarrêtable parce que trop de pertes se sont déjà matérialisées.
Elles sont estimées à 33 000 Mds$ depuis le 5 janvier dernier, toutes classes d’actifs confondues : c’est l’équivalent du PIB des Etats-Unis + la Chine.
Combien de dérivés ?
A combien se chiffrent les pertes des diverses institutions financières sur les « Gilts » britanniques ?
La banque d’Angleterre vient apparemment de découvrir que des positions extraordinairement spéculatives existaient sur ses propres émissions souveraines.
Et Charles Gave s’interroge :
« Mais où sont passé les superviseurs, régulateurs, chargés de surveillance des activités des banques ? Aux abonnés absents, je suppose. Et du coup, la banque d’Angleterre a dû acheter en catastrophe 70 Mds£ d’obligations du gouvernement britannique, faute de quoi, le krach était inévitable.
Mais racheter ces 70 milliards, encore une fois, c’est faire marcher la planche à billets, ce qui risque de faire rebondir l’inflation plus haut et plus vite et faire s’effondrer la livre sterling. »
Posons-nous une autre question : combien de centaines de milliards de dérivés se sont accumulés sur les émissions souveraines européennes et américaines durant tout cette période où les gérants de fonds de pension ont dû trouver des expédients pour rajouter un peu de rendement à leurs portefeuilles qui ne leur en procuraient pas assez ?
Combien de fois cela représente-t-il l’encours des émissions subprime au moment de leur désintégration ?
Combien de banques ont-elles les reins assez solides pour encaisser des dépréciations – sans précédent connu, ni modélisés – sur la partie obligataire de leurs réserves d’actifs mobilisables ?
Les rumeurs galopantes de faillite du Credit Suisse (qui a chuté de 10% ce lundi, et de 53% depuis le 1er janvier) ont contaminé d’autres banques réputées « fragiles » comme Deutsche Bank ou… Société Générale.
Combien d’autres « moments Lehman » les marchés pourront-ils affronter au mois d’octobre ?