Finis les vieux aristocrates fortunés… place aux nouveaux technocrates.
(Image aérienne de l’estuaire de Youghal, dans le sud de l’Irlande, près de la maison de Bill. © Shutterstock.)
« Est-ce qu’on pourrait juste tous bien s’entendre ? » – Rodney King.
Le quartier, ici en Irlande, était en ébullition…
« Comment allez-vous, mon cher ? Je suppose que vous allez bientôt avoir un nouveau voisin, me dit la marchande de journaux avec un fort accent irlandais. Oh et je vous ai mis un journal de côté. Je connais vos goûts. »
La dame du kiosque à journaux est incroyablement sympathique. Même l’achat d’un exemplaire du Financial Times suffit à nous remonter le moral.
« Mais peut-être qu’on ne le verra jamais, poursuit-elle. J’ai cru comprendre qu’il avait d’autres endroits où aller. Mais nous n’avons pas beaucoup vu Henry non plus. »
L’homme en question est James Dyson, des aspirateurs Dyson. Il possède de vastes domaines en Angleterre et probablement ailleurs. Samedi, son « équipe » était sur les lieux juste à côté, mesurant… vérifiant… concevant…
Ils vérifiaient le système d’eau, les canalisations, l’électricité, préparant une rénovation de l’une des maisons du XVIIIe siècle les plus exceptionnelles d’Irlande.
« Bon sang… je voulais juste rester en dehors de leur chemin. Ils vont tout démolir. »
C’est Maggie qui parle. Elle est venue dîner samedi soir, épuisée.
« J’ai fait des cartons ces deux derniers jours. J’ai dit à Henry (le propriétaire) que je viendrais l’aider. J’avais vraiment l’intention de ne rester qu’une heure ou deux. Mais Henry est intelligent. Il vous attire. Et quel calvaire ! »
« Personne ne sait où sont les choses… ni où elles vont. Même chose pour ce qui part et ce qui reste. Ils ont dit qu’ils voulaient garder les rideaux. Et je sais qu’Henry n’en voulait pas. Mais ils ont été emballés… et puis l’équipe a dit qu’elle n’en voulait pas de toute façon. »
« Sa femme [la femme de James Dyson] veut un décor plus moderne, du coup ils vont se débarrasser de tout. Même de l’immense cuisine qu’Henry a fait installer. »
« La cuisine est assez grande pour un hôtel, mais il n’y a rien là-bas pour manger. »
Les « Aristos »
Maggie aidait Henry depuis 17 ans, pratiquement depuis qu’il avait acheté le bien. Il l’a achetée pour 16 millions de dollars. Il vient de la revendre pour 35 millions de dollars – le prix le plus élevé jamais atteint pour une ferme résidentielle à Munster (la région du sud-ouest de l’Irlande). C’est le premier pas de ce qui semble être un tout nouveau jeu de balle pour les propriétés prestigieuses de la région.
Ce n’était pas Apple ou Nvidia… mais cela s’est avéré être un très bon investissement. Et avec ses 800 acres, sa façade sur la rivière Blackwater et sa majestueuse maison palladienne, elle a sûrement procuré plus de plaisir que quelques actions.
« Vous plaisantez ? Des femmes lui ont jeté leurs culottes quand elles ont vu la longueur de son allée », a déclaré Maggie.
Maggie est une femme charmante et attirante. Et une merveilleuse conteuse. Elle est irlandaise. Henry est anglo-irlandais.
« J’ai beaucoup d’amis le long de la Blackwater. Vous connaissez probablement les Nichols. Ils ont une autre grande maison le long de la rivière. Ils m’ont demandé de les aider à organiser une fête. C’était une grande fête. J’ai donc fait tout le chemin depuis Dublin. Et j’ai bien fait. C’était censé être une grande démonstration de cuisine. Mais la nourriture était horrible. Le genre de choses que l’on achète au supermarché à la dernière minute.
Je leur ai simplement dit de ‘sortir tout l’alcool que vous pouvez trouver… et d’en servir autant que possible avant de passer à la nourriture’. Lorsque les invités iront s’asseoir pour manger, ils ne remarqueront pas que la nourriture est catastrophique.
Mais après cela, j’ai à peine eu droit à un ‘merci’. Les aristos sont comme ça. Ils attendent de vous que vous vous occupiez d’eux. »
Une terre riche
Ce commentaire nécessite un peu plus de contextualisation… il va falloir creuser et examiner quelques strates dans cette terre riche qu’est l’histoire irlandaise.
Nous vivons au coeur d’un ravissant et charmant tableau bucolique. Sur une colline surplombant la rivière, nous avons vue sur les champs et les forêts… ainsi que sur la rivière Blackwater en personne.
Nous contemplons également 1 500 ans d’histoire irlandaise. Au-dessous de nous se trouve l’abbaye de Molana, en ruine, construite au VIe siècle par les moines qui ont introduit le christianisme en Irlande. Plus tard, elle a sans doute été attaquée par les Vikings qui remontaient le fleuve, au IXe siècle. Sur la droite, les vestiges couverts de lierre d’un château normand, construit par les premiers envahisseurs « anglais » au XIIe siècle. Entre les deux, une tour abandonnée de l’Église d’Irlande, vestige de la foi anglicane à son apogée dans l’Irlande du XIXe siècle.
(Vue plongeante, sur la rivière Blackwater, depuis le jardin de Bill. © Bill Bonner)
La maison d’Henry s’y trouve également – c’est le seul de ces bâtiments qui soit encore utilisé. Il s’agit d’une merveilleuse relique de la croûte historique que l’on appelle « l’ascendance protestante », la période, entre le XVIIe et le XVIIIe siècles, au cours de laquelle les envahisseurs anglais se sont emparés de la majeure partie de l’Irlande, se sont taillé de grandes « plantations » et ont repoussé les Irlandais de souche vers l’ouest.
Pour beaucoup d’entre eux, c’était « Le Connacht ou l’enfer » [1].
(La bâtisse d’Henry, à gauche. © Bill Bonner)
La terre perdue
La conquête de l’Irlande, à l’instar de la conquête israélienne de la Palestine, s’est déroulée selon le même schéma.
Les Anglais sont arrivés par vagues. Ils se sont installés. Ils ont apporté de l’énergie, des capitaux, de la technologie… et un élan de commerce et d’innovation qui a globalement amélioré le niveau de vie sur l’ensemble de l’île.
Mais les Irlandais de souche ont perdu leurs terres… et souvent leurs vies.
Lorsque les Irlandais se sont rebellés – en 1315, 1599, 1641, Cromwell, les guerres williamites, 1798 – chaque « soulèvement » a été écrasé par l’organisation et la puissance de feu supérieure des Anglais. Les Espagnols et les Français ont tenté d’intervenir à plusieurs reprises, cherchant eux aussi une base à partir de laquelle ils pourraient attaquer l’Angleterre. Mais leur présence ne fait qu’accroître l’inquiétude de Londres, qui envoie alors davantage de troupes pour étouffer la rébellion.
À chaque fois, les soulèvements ont suivi un scénario que les Palestiniens reconnaîtraient aujourd’hui. Après le soulèvement d’O’Neill en 1641, par exemple, le Parlement de Londres a entendu des histoires lugubres – peut-être très exagérées – sur la façon dont les foules irlandaises avaient massacré d’honnêtes colons anglais. Cela a poussé les Anglais à agir et à entamer un nouveau cycle sanglant de vengeance et de destruction. Au bout du compte, les forces anglaises ont remporté une nouvelle victoire majeure et se sont emparées d’une plus grande partie des terres irlandaises.
C’est une vieille histoire. Les humains se déplacent. Parfois, des groupes différents s’entendent bien. Parfois, ils ne s’entendent pas. Et parfois, un groupe tente d’en éradiquer un autre.
En Palestine, le Hamas voudrait probablement expulser les Juifs, du fleuve à la mer. Et il doit être pénible pour les Israéliens de se voir méprisés, simplement parce qu’ils sont bien meilleurs dans ce domaine.
Relève de la garde
En 1700, les catholiques possédaient moins de 25% des terres irlandaises. Cette situation a ouvert la voie à la famine de 1845. La cause immédiate de la famine était un champignon, le phytophthora infestans, qui attaquait le plant de pomme de terre. La cause plus profonde est que les Irlandais n’avaient plus que très peu de terres.
La seule chose qu’ils pouvaient cultiver et qui leur permettait de nourrir leurs familles était la pomme de terre. Lorsque les cultures de pommes de terre se sont desséchées, ils n’avaient plus de vaches à abattre, plus de poules pour pondre des oeufs, plus de champs de blé pour les nourrir jusqu’à ce que les pommes de terre reviennent.
L' »émancipation catholique » de l’Irlande a eu lieu en 1829. L’indépendance vis-à-vis de l’Angleterre a suivi un siècle plus tard. Mais beaucoup d’Irlandais ont gardé de la rancune. Jusque dans les années 1970, ils ont cherché à chasser les derniers « aristos » du pays. De nombreuses « grandes maisons » datant de la période de l’ascension ont été incendiées.
D’autres sont devenues un fardeau financier : les propriétaires perdaient espoir et retournaient en Angleterre. Souvent, les grandes maisons, gloires vaines et éphémères, tombent en ruines.
La maison voisine constitue une exception. Elle a survécu.
Mais ce week-end, les déménageurs ont emporté les meubles. Personne n’est surpris de voir Henry partir. Sa famille est en Irlande depuis longtemps. Mais elle n’a jamais abandonné ses racines anglaises. Henry a fait ses études en Angleterre, vit une partie de l’année à Londres et son entreprise est « là-bas ».
« Il n’y a plus rien pour nous maintenant en Irlande « , nous a-t-il dit il y a quelques mois.
Nous avons donc un nouveau voisin. Et une nouvelle invasion – celle des super-riches.
« Oui, je vois beaucoup de riches Américains… et des Anglais aussi… qui viennent ici », nous dit un antiquaire de Dublin. Ils disent qu’ils veulent vivre dans un endroit civilisé.
Et l’Irlande est civilisée… du moins pour l’instant.
[1] Après la prise de Drogheda, ville portuaire et industrielle sur la côte est de l’Irlande, en septembre 1649 par les troupes d’Olivier Cromwell, 3 000 habitants furent massacrés et les survivants déportés vers l’ouest de l’Irlande. Cromwell aurait alors prononcé ces paroles : « To Connacht or to Hell », signifiant « Le Connacht ou l’enfer ». Cette région servit longtemps de refuge aux Irlandais catholiques face à l’oppression britannique, les colons protestants étant principalement établis dans l’est de l’île.