Un nouvel article est paru la semaine dernière, publié par le Centre d’études du cerveau de Princeton. Pendant qu’ils bidouillaient, les chercheurs ont cru dénicher du nouveau.
Les décisions sont prises dans deux parties du cerveau, nous disent les scientifiques. La première partie, c’est le cortex latéral pré-frontal. C’est là qu’est censée se produire la pensée logique et avancée — par exemple lorsqu’une personne décide quel genre d’investissement choisir, ou quelle voiture offre le meilleur rapport qualité-prix. Plus loin dans la matière grise, on trouve un autre centre de décision, plus primitif : le système limbique, là où les véritables pensées se forment. Les chercheurs décrivent cette partie du cerveau comme celle qui décide de nos goûts et nos dégoûts… et nous dit comment réagir à des stimuli immédiats. Lorsqu’un camion vous fait une queue de poisson sur l’autoroute, par exemple, le système limbique vous fait quasiment lever le majeur de votre main droite, comme le veut la tradition, avant que votre cortex latéral pré-frontal ait le temps de peser le pour et le contre.
Ces recherches expliqueraient pourquoi les Américains épargnent si peu. Une partie du cerveau leur dit qu’ils le devraient, mais l’autre insiste pour qu’ils achètent une nouvelle télévision grand écran. L’article a été largement diffusé dans les médias, comme s’il avait une quelconque signification, mais il nous a laissé plus perplexe que jamais. Quand les Américains ont-il acquis ce système limbique, nous sommes-nous demandé ? Jusqu’en 1980, le taux d’épargne américain représentait environ 10% des revenus. Une sorte de mutation génétique se serait-elle produite durant les premières années de l’administration Reagan ?
Et pourquoi les Chinois ne semblent-ils pas avoir le même problème ? On dit qu’ils épargnent 25% de leurs revenus, tandis que les Américains épargnent moins de 1%. Quelqu’un devrait ouvrir un crâne chinois et y jeter un coup d’œil pour vérifier, mais nous aurions tendance à penser que les Chinois ont eux aussi des systèmes limbiques.
Au moins les scientifiques ont-ils été assez sages pour réaliser que toutes les idées passant par le cerveau humain n’ont pas forcément de sens. Les pensées les plus puissantes — assez puissante, en tout cas, pour mettre en danger la retraite de l’Américain moyen — ne sont pas du tout logiques mais instinctives, ataviques, primordiales… et souvent quasiment insensées.
Lorsque Woodrow Wilson s’est présenté devant le Congrès US et a demandé une déclaration de guerre contre l’Allemagne, ses mots provenaient de la partie raisonnable de son cerveau. Il s’agissait de jolies paroles, avec des mots de racine latine comptant plus d’une syllabe — le genre de mots auxquels ont peut s’attendre de la part d’un grand politicien. Mais ils étaient également mielleux et insensés — là aussi comme on pouvait s’y attendre de la part d’un politicien. Le genre de sottises qu’on trouve en général dans les éditoriaux qui se prennent au sérieux. Un peu comme si de la bouche du président étaient sorties des bulles de couleurs vives… flottant légèrement au-dessus de la foule. Sa tirade sur le fait de "rendre le monde plus sûr pour la démocratie" n’était rien de plus que du vent. Il proposait de se joindre à la guerre aux côtés de l’Angleterre — qui, au même moment, s’assurait qu’il ne restait plus aucune démocratie populaire au sein de son empire. Les Irlandais… les Indiens… les Egyptiens… le président américain ne les a même pas mentionnés. Si la partie supérieure du cerveau avait pu faire correctement son travail, elle lui aurait certainement dit que s’il voulait rendre le monde plus sûr pour la démocratie, il devait entrer en guerre contre la nation qui l’écrasait de la manière la plus spectaculaire ; il aurait aussi bien pu déclarer la guerre à l’Angleterre aux côtés de l’Allemagne.
Mais dans les tréfonds du système limbique de Wilson se trouvaient les images idéalisées de la Magna Carta… les toges et les perruques des tribunaux anglais… le tea time de 17h… Dickens et Thackeray… tous les signes extérieurs de l’aristocratie anglaise tels que les imaginait un universitaire naïf et admiratif de Princeton, New Jersey. Le président, ses conseillers, son cabinet et ses principaux alliés étaient atteints d’anglophilie si grave qu’ils en bégayaient presque, la bave aux lèvres. Et lorsqu’ils soulevèrent les foules, les ballons colorés qu’ils envoyèrent dans les airs n’étaient rien de plus que le signal que les combats avaient commencé. Le sang des pauvres idiots bouillait déjà dans leurs veines. Les grands mots de Wilson ne firent que leur lâcher la bride.
Nous ne refaisons pas l’histoire de la Première guerre mondiale, cher lecteur. Non, nous essayons de prouver autre chose, quelque chose de plus précis. Une seconde de réflexion aurait montré combien la guerre en Europe pouvait être défavorable — mais le raisonnement se tenait dans le système limbique, non dans le cortex latéral préfrontal.
Le système limbique de Wilson avait déjà pris sa décision. Et le public, lui aussi, ne tarda pas à s’engager. Les canons furent mis en place pour la guerre. On fourbit les médailles. Les gens ont dû regarder les paroles vides de Wilson, et penser voir la Vierge. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, tous les Américains étaient à genoux… engageant tout ce qu’ils avaient dans l’effort de guerre, abandonnant leurs économies, leurs fils et leur intégrité. Les super-patriotes perçaient des trous dans leurs murs de manière à pouvoir espionner leurs voisins portant des noms comme Bauer et Feldgenhauer. A Tulsa, un Bulgare fut lynché par une foule qui l’avait confondu avec un Allemand. A Baltimore, un ancien maire se fit sauter la cervelle après qu’on l’ait accusé d’être sympathisant allemand. Et malheur à qui osait rire ou pleurer.
"La guerre, c’est la santé de l’état", a déclaré Bismarck. La guerre plaît plus au système limbique qu’une nouvelle paire de chaussures. Les connaisseurs ès Big Macs et téléréalité voient briller les cuivres bien astiqués et exploser les bombes, et ils sont attirés comme les pécheurs par les portes scintillantes de l’enfer. Les politiciens ressentent le besoin de l’expliquer, de la justifier, de la revêtir d’atours respectables pour cacher les bottes de combat et de l’arroser de parfums pour couvrir la puanteur de mort. Mais les mots ne signifient rien. L’homme ordinaire est souvent aussi prêt pour la guerre qu’il l’est pour refinancer un prêt hypothécaire.
La Première guerre mondiale se révéla être une catastrophe aussi insensée et inutile que les mots de Wilson. Mais le système limbique fonctionne encore. Pourrait-il se préparer à une nouvelle catastrophe ? A nouveau, les fous acclament un nouveau groupe de personnalités politiques "wilsoniennes". A nouveau, ils pensent rendre le monde plus sûr pour la démocratie. Et pour la première fois, leurs principaux économistes distribuent du crédit bon marché comme un serveur offrant une part de tarte aux pommes gratuite à un obèse.
Le cerveau compte peut-être deux centres où se prennent les décisions — mais seul l’un d’entre eux prend les décisions importantes. L’autre n’est qu’un laquais et un faire-valoir ; il fait ce qu’on lui dit.