Il y a une semaine, j’ai lu dans La Chronique Agoraun intéressant article de Dan Denning. Intéressant par son côté archétypal : on voit là combien les émotions, même chez un professionnel, peuvent aisément prendre le pas sur la réflexion. Quitte à chercher après coup les justifications rationnelles de son sentiment (irrationnel). Certes, l’intuition est une excellente chose. C’est ce qui aide les meilleurs traders à triompher. Néanmoins, la maîtrise de soi est encore plus nécessaire. L’émotion n’est pas une bonne conseillère en Bourse…
Résumons : Dan Denning suggère à ses lecteurs "de liquider toutes leurs positions boursières et d’opter pour les liquidités". Visiblement gêné par cette opinion abrupte, il s’excuse presque de ce conseil, qu’il craint être "d’une stupidité monumentale". Pourtant, toutes les opinions ont le droit de cité. Ce n’est évidemment pas le fait que Dan passe baissier qui me gène, mais la manière dont il le fait.
Primo, les marchés sont les marchés ; à tout moment il y a des idées de trading intéressantes, et redevenir à 100% liquide n’a pas pour moi beaucoup de sens. Si Dan pense que les marchés vont chuter, alors autant se mettre à vendre à découvert (en prenant les précautions qui s’imposent, dont nous avons parlé dans l’un des précédents billets). Mais juste devenir liquide, pour un investisseur américain, c’est en somme investir 100% de son capital sur le dollar. Ce qui n’est peut-être pas la meilleure chose à faire actuellement.
Secundo, même si la baisse est avérée et semble bien partie (ce dont plusieurs ont d’ailleurs déjà bien tiré parti), nul ne peut prédire néanmoins si elle va continuer et jusqu’où. A tout moment, le marché peut nous offrir un rebond, et personnellement jamais, au grand jamais, je ne sors du marché parce que mon intuition, ou mes peurs, ou mon angoisse me le commandent. Au contraire, les stops que je mets à toutes mes positions sont là pour me protéger contre toute éventualité, et donc je laisse les positions courir jusqu’à ce que les stops (qui bougent de temps en temps) se déclenchent. Ainsi, le dilemme de Dan Denning, je ne le connais pas. Je n’ai pas la prétention de deviner ce que le marché fera. La meilleure approche me semble celle qui laisse le marché décider seul de la suite à donner, et je laisse humblement le soin au marché de soit porter mes positions sur la vague, soit les fermer.
Ce qui me gêne aussi dans l’approche de Dan, c’est l’évident biais haussier qu’il a adopté (ce qui n’est pas étonnant de la part de l’auteur d’un livre intitulé The Bull Hunter). Or, ce n’est pas parce que le marché est en moyenne haussier historiquement, que la hausse serait la seule chose à jouer, ou que sortir totalement du marché (comme le suggère Dan en ce moment) serait forcément idiot. L’autre biais de notre collègue, c’est le biais "américain" : à lire Dan Denning entre les lignes, il n’y a rien en dehors des Etats-Unis et la crise américaine prend aussitôt une dimension volontiers tragique dans son article, alors que le monde en a connu d’autres, et les Etats-Unis aussi ne font plus la pluie et le beau temps autant qu’autrefois.
Certaines des affirmations de Dan Denning paraissent bien péremptoires : "rien ne vaut la peine d’être acheté, ni même détenu, avec le niveau de risque et la volatilité actuels. Les actions ne vont pas remonter de 30% à partir de maintenant. Vous pourriez donc racheter en décembre au même prix, ou à peu près". Et pourquoi donc ? Ce n’est pas parce que la baisse s’est installée que les actions ne peuvent tout à coup se mettre à grimper. Le marché est justement volatile et parfois pervers, et bien malin est celui qui pense prédire son comportement à coup sûr. La bonne attitude me semble être : "le marché est baissier ; je joue à la baisse ; mais je suis prêt à tout instant que le marché change de direction, et suis prêt à toute éventualité, même à celle d’une hausse de 30% en rien de temps, car le marché peut faire à peu près n’importe quoi et il a toujours raison".
Enfin, Dan avoue être à tel point angoissé pour la première fois depuis ses dix années de carrière. C’est que notre collègue n’a donc pas connu la crise de 1987 (ni a fortiori celle de 1929), et ne doit pas trop se souvenir de la crise asiatique (1997) ou de celle de LTCM (1998). Avec un peu de recul, cette récente crise de subprime qui l’a tant impressionné est du pipi de chat. En 1998, le monde est passé à deux doigts d’une catastrophe financière majeure (nous en parlerons dans l’un des prochains billets), et même la défaillance de quelques hedge funds qu’on constate aujourd’hui ne peut être comparée à l’énormité de l’iceberg qu’on a frôlé alors.
Le marché est ainsi fait que des milliers et même des millions d’investisseurs peuvent s’exagérer la portée d’une information, s’enticher d’un concept vide de sens, se passionner pour une broutille, se souvenir soudainement d’une information qu’on connaissait depuis belle lurette (comme l’état du marché hypothécaire aux Etats-Unis, dont les professionnels parlent depuis cinq ans), et faire bouger les cours dans un sens ou dans un autre de manière déraisonnée, exagérée, émotionnelle. C’est comme ça, et c’est de ce genre d’emportements qu’on peut tirer profit. Un analyste ou un investisseur sérieux devrait apprendre à dépasser le tumulte quotidien et à sortir de l’agitation, pour que son regard soit lucide et perspicace. Et quand la fatigue domine, quand l’angoisse vous étreint, quand l’inquiétude sème la panique dans l’esprit de l’investisseur, alors le bon conseil qu’on peut lui donner, c’est de ne pas liquider ses positions, mais de resserrer les stops (en laissant le soin au marché de décider du destin des positions en cours), de s’interdire de regarder la télé et les journaux, de se déconnecter de l’internet, d’aller à la mer ou à la montagne, de réfléchir sur sa vie et de s’imprégner de la sérénité de la nature. Alors, un verre de cognac à la main et aux accords de piano, avec en arrière-fond le cri des goélands qui se perd au loin dans l’azur, on retrouve le calme et la sérénité, indispensables pour investir efficacement et sans stress inutile.
Savoir prendre une pause (de quelques jours ou… plusieurs mois), c’est peut-être ce qui constitue la défense des meilleurs traders, qui protègent ainsi leur capital au lieu de le perdre sous la pression du stress et de l’angoisse. C’est peut-être cela que devrait faire notre collègue australien, sinon l’émotion le submergera.
Du reste, tout cela a déjà été décrit il y a deux mille ans, par Lucrèce, dans son célèbre passage Suave mari magno, du poème De natura rerum. Je vais donc vous offrir aujourd’hui pour la fin une longue mais incontournable citation, qui en dit plus sur la Bourse que bien des ouvrages spécialisés publiés depuis.
"Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est doux aussi d’assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais la plus grande douceur est d’occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent ça et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s’épuisent en efforts de jour et de nuit pour s’élever au faîte des richesses ou s’emparer du pouvoir".
"O misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d’instants qu’est la vie! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d’autre qu’un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d’inquiétude et de crainte ?"
Meilleures salutations,
Léo Golovine
Pour la Chronique Agora
(*) Investisseur de talent, Léo Golovine est trader depuis 14 ans. Au fil des années, il a élaboré une méthode fondée sur une approche méthodique et rigoureuse de l’analyse technique. Les résultats sont là, puisque son système de sélection surperforme largement les marchés depuis 2002 — grâce notamment à une approche inédite de suivi de tendance et de gestion des positions.
NDLR : Vous n’avez pas fini d’entendre parler de Léo : après une phase de test couronnée de succès, son nouveau service, Turbos Trader, sera officiellement inauguré dès la fin du mois de septembre. Restez à l’écoute…