Les stablecoins représentent-ils une bonne alternative aux monnaies fiduciaires ?
Comme nous l’avons vu dans notre précédent article, les monnaies fiduciaires restent dominantes ; les alternatives manquent de stabilité, et un retour à l’or paraît illusoire dans un système financier aussi hypertrophié.
Que pourra-t-on – ou devra-t-on – placer entre ces types de monnaie ?
Première alternative : les stablecoins
Pour éviter à la fois la manipulation des monnaies fiduciaires et la forte volatilité des crypto-monnaies, une première alternative sérieuse consiste à utiliser ce que l’on appelle désormais les stablecoins : des crypto-monnaies censées être stables car adossées à une monnaie « physique » existante (le plus souvent le dollar) via un peg (parité quasi fixe).
Mais la réalité est plus complexe : ces actifs présentent à la fois des avantages et des inconvénients. Notons par ailleurs que les stablecoins demeurent avant tout des actifs privés, ce qui implique un risque de défaut potentiel de la part de l’entité émettrice. Nous laisserons toutefois de côté ce type de risque dans le cadre de cet article, pour nous concentrer sur les avantages et les limites de ces actifs par rapport aux monnaies fiduciaires et aux crypto-monnaies.
Quelques économistes libéraux, comme Friedrich von Hayek, ont défendu l’idée d’un système fondé sur des monnaies privées. Selon eux, si les individus étaient libres d’échanger la monnaie de leur choix à un taux librement fixé, ils finiraient par « fuir » la monnaie légale au profit de devises étrangères ou de biens réels — surtout en période d’inflation anticipée.
Cette vision rejoint en partie la loi dite de Gresham, formulée par le commerçant et financier anglais du XVIe siècle Thomas Gresham, selon laquelle « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». Une formule souvent mal comprise, car dans les faits, c’est bien la « bonne » monnaie – celle jugée plus fiable – qui est conservée, tandis que la « mauvaise » est utilisée pour les paiements courants afin de s’en débarrasser rapidement. Lorsque deux monnaies coexistent avec un taux de change légal fixe, les agents économiques tendent naturellement à thésauriser la plus solide.
Dans ce contexte, la force des stablecoins repose essentiellement sur la qualité du collatéral auquel ils sont adossés. Aujourd’hui, les stablecoins les plus liquides fonctionnent, comme bien d’autres compartiments de la finance, sur la base de promesses : celle de pouvoir échanger à tout moment des unités numériques contre des dollars américains – ou plus exactement, contre des actifs libellés en dollars réputés – sans risque et au-dessus de tout soupçon.
Mais peut-on vraiment garantir, sur les cinq à dix prochaines années, que les T-Bills (bons du Trésor américain à court terme), et a fortiori les Treasuries à moyen ou long terme, ne connaîtront pas de périodes de stress, voire de restructuration ? Il serait incohérent, d’un côté, de souligner les risques croissants d’une crise de la dette américaine, alimentée par les difficultés de financement des déficits jumeaux, et de l’autre, d’ignorer les risques portés par les stablecoins adossés à cette même dette.
La stabilité des stablecoins dépend principalement de la capacité de l’émetteur à faire face aux demandes de rachat. Un décrochage, même limité, de la parité entre le Tether (USDT) et le dollar pourrait, par mimétisme, déclencher des mouvements de panique sur les marchés. Cela se traduirait par des ventes forcées d’actifs liquides, comme les bons du Trésor, avec des effets amplifiés en période de stress.
Certes, la Chambre des représentants américaine a adopté, le jeudi 17 juillet, une loi encadrant les stablecoins : le GENIUS Act (Guiding and Establishing National Innovation for U.S. Stablecoins). L’objectif est d’imposer aux émetteurs une stricte équivalence entre les stablecoins émis et les réserves en actifs sûrs, principalement en bons du Trésor, afin de protéger les investisseurs en cas de ventes massives et soudaines d’actifs mal adossés.
Le problème est le suivant : comment protéger les investisseurs si le collatéral lui-même traverse une crise ? Même lorsqu’il s’agit encore de l’actif refuge par excellence de la planète financière.
Nous ne sous-estimons pas ce type de risques. La multiplication des stablecoins adossés au dollar – et en particulier à des titres de dette publique américaine – peut devenir un facteur de répression financière, incitant de nombreux investisseurs à se maintenir investis en Treasuries américains. De quoi instaurer, de facto, une forme de quantitative easing permanent, au bénéfice du gouvernement des Etats-Unis.
De manière plus générale, il n’y a rien de plus dangereux que de vouloir résoudre une crise en en créant une nouvelle. En l’occurrence, à quoi bon remplacer les risques de crise financière liés à la perte de confiance dans les monnaies fiduciaires et les risques de fuite devant la monnaie par de nouveaux types de risques systémiques portés par les stablecoins ?
Comme souvent, il est tentant de succomber aux illusions – l’illusion d’une valorisation infinie de tel actif, qui finira pourtant en bulle, ou encore l’illusion des miracles promis par tel nouveau produit ou telle technique financière, censés résoudre tous les problèmes de la finance moderne. Comme si l’on pouvait abolir le risque – ce qui est non seulement impossible, mais peut-être même indésirable – et garantir une rentabilité exceptionnelle, comme si cela était normal.
Le problème, c’est qu’une fois qu’une croyance collective s’impose, elle est répétée, relayée, amplifiée… si bien que plus personne n’ose la critiquer, de peur de passer pour un novice incompétent ou pour un vieil aigri refusant la modernité.
L’histoire de la finance est pourtant jalonnée de prétendues innovations qui se sont révélées être parmi les pires aberrations jamais conçues en termes de couple risque-rendement. Mais à ces moments-là, rares étaient ceux qui osaient dénoncer ces inepties ; ils furent bien plus nombreux à s’indigner, une fois la crise survenue.
Plus que jamais, il faut faire preuve d’un minimum de bon sens pour appréhender les dangers que représentent certains stablecoins, pour des raisons qui, en réalité, ne sont pas nouvelles :
– la soutenabilité du peg censé stabiliser leur parité ;
– la qualité du collatéral qui leur est adossé ;
– et l’existence (ou non) de mécanismes de sur-collatéralisation permettant de faire face sereinement à des demandes de rachat massives.
Nous examinerons dans notre prochain article une deuxième alternative aux monnaies fiduciaires : les monnaies digitales de banques centrales…