Certains par la structure même de leur activité, sont professionnellement asymétriques. Ainsi, ils causent des préjudices sans avoir l’obligation de rendre des comptes.
Combien rapporte le fait d’avoir raison ?
Personnellement, je connais d’horribles prévisionnistes qui sont riches, et de « bons » prévisionnistes qui sont pauvres. Parce que ce qui importe dans la vie, ce n’est pas la fréquence à laquelle on a « raison » sur les conséquences. Ce qui importe c’est combien nous rapporte le fait d’avoir raison. Si se tromper ne coûte rien, cela ne compte pas – d’une certaine manière, c’est la même chose que pour les mécanismes de recherche empiriques.
Les risques que l’on prend dans la vraie vie, en dehors des contextes de jeux, sont toujours trop compliqués pour se réduire à un « événement » bien défini que l’on puisse aisément décrire avec des mots. Dans la vraie vie, le résultat n’est pas comparable au résultat d’une partie de baseball. On ne peut le réduire à l’alternative binaire « perdu » ou « gagné ».
Nombre de prises de risques sont extrêmement non linéaires. Par exemple, s’exposer à la pluie peut être bénéfique, mais non s’exposer à des inondations. Une présentation plus technique sera nécessaire pour rendre justice à cette idée. Pour l’heure, considérons que les prévisions, surtout quand elles invoquent des critères « scientifiques », sont souvent l’ultime refuge du charlatan. Et il en va ainsi depuis la nuit des temps.
Le problème inverse : seule solution, mettre sa peau en jeu
De plus, il existe une chose en mathématiques appelée « problème inverse », qu’on ne peut résoudre qu’en mettant sa peau en jeu. Pour l’heure, je la simplifierai comme suit. Il nous est plus difficile de procéder à une ingénierie inverse qu’à une ingénierie ; si nous voyons le résultat des forces de l’évolution, leur opacité causale nous empêche de les reproduire. Ces processus ne peuvent qu’aller de l’avant.
L’oeuvre même du Temps (que nous capitalisons), et son caractère irréversible, nécessitent le filtrage que permet le fait de risquer sa peau.
Ce qui a survécu a révélé sa robustesse face au Cygne Noir
Celui-ci contribue à résoudre le problème du Cygne Noir et d’autres liés à l’incertitude, tant au niveau individuel que collectif. En effet, ce qui a survécu a révélé sa robustesse face aux événements de type Cygne Noir. Et supprimer le fait de risquer sa peau perturbe ce mécanisme de sélection. Si l’on ne met pas sa peau en jeu, on ne peut comprendre l’Intelligence du Temps. C’est la manifestation de ce que nous appelons l' »effet Lindy », par lequel le temps élimine ce qui est fragile et conserve ce qui est robuste, et l’espérance de vie de ce qui n’est pas fragile augmente avec le temps. Pourquoi ? Parce que les idées mettent indirectement leur peau en jeu, et les gens qui les nourrissent aussi.
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Une pratique peut paraître irrationnelle à un observateur trop instruit et naïf (mais ponctuel) travaillant dans un quelconque ministère français de la Planification, parce que nous ne sommes pas assez intelligents pour la comprendre. Et pourtant, elle fonctionne depuis longtemps. Est-elle irrationnelle ? Il n’y a pas de raison de la rejeter. Mais nous savons ce qui est clairement irrationnel : ce qui menace la survie du collectif en premier lieu, celle de l’individu en second. Et, d’un point de vue statistique, aller à l’encontre de la nature (et de son importance statistique) est irrationnel.
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Par définition, ce qui marche ne peut pas être irrationnel. A peu près toutes les personnes que je connais et qui, de façon chronique, ont échoué dans les affaires, souffrent de ce blocage mental, cette incapacité à comprendre que si quelque chose de stupide marche (et fait de l’argent), ce ne peut être stupide.
Skin in the game
Un système comportant des critères de skin in the game se maintient grâce à la notion de sacrifice, afin de protéger le collectif ou des entités plus élevées dans la hiérarchie, qui doivent survivre. […] En d’autres termes :
Ce qui est rationnel est ce qui permet au collectif, aux entités destinées à vivre longtemps, de survivre.
« Rationnel » pas comme l’entend un quelconque livre de psychologie ou de sciences sociales dépourvu de rigueur (1). En ce sens, une certaine « surestimation » du risque de queue n’est pas irrationnelle d’un point de vue statistique, car dans l’ensemble, elle est plus que nécessaire à la survie. Nous aurons l’occasion de revenir en détail sur cette dimension dite « ergodique ».
Mettre sa peau en jeu, mais pas tout le temps
Mettre sa peau en jeu est une nécessité générale. Cependant, ne nous laissons pas emporter à l’appliquer dans ses moindres détails à tout ce que nous voyons, surtout quand les conséquences sont maîtrisées. Il y a une différence entre les interventionistas de la Partie 1 qui font des déclarations qui conduisent des milliers de gens à aller se faire tuer à l’étranger et un avis inoffensif formulé par une personne dans une conversation ou une déclaration émanant d’une diseuse de bonne aventure utilisée à des fins thérapeutiques et non décisionnelles. Nous voulons nous concentrer sur les gens qui, de par la structure même de leur activité, sont professionnellement asymétriques, causant des préjudices sans avoir l’obligation de rendre des comptes.
L’asymétrie est rare
Car la personne asymétrique au plan professionnel est rare et l’a toujours été dans l’histoire, même aujourd’hui. Elle cause beaucoup de problèmes, mais elle est rare. De fait, la majorité des gens que l’on rencontre dans la vraie vie (boulangers, cordonniers, plombiers, chauffeurs de taxi, comptables, conseillers fiscaux, éboueurs, assistants dentaires, préposés au lavage des voitures, sans compter les spécialistes de la grammaire espagnole), paient le prix de leurs erreurs.
S’il se conforme à des notions de justice ancestrales, anciennes et classiques, ce livre, se fondant sur les mêmes arguments de l’asymétrie, va à l’encontre d’un siècle et demi de pensée moderniste. Une chose que nous appellerons ici « intellectualisme ». L’intellectualisme consiste à croire qu’on peut dissocier une action de ses conséquences, dissocier la théorie de la pratique, et qu’il est toujours possible de réparer un système complexe par des approches hiérarchiques, c’est à-dire de façon top-down.
L’intellectualisme a un frère : le scientisme. Il s’agit de l‘interprétation naïve de la science comme un phénomène complexe plutôt que comme un procédé et un domaine enclin au scepticisme. Recourir aux mathématiques quand ce n’est pas nécessaire n’est pas de la science mais du scientisme. Remplacer votre main, qui fonctionne bien, par quelque chose de plus technologique, quelque chose d’artificiel, par exemple, n’est pas plus scientifique.
Remplacer le « naturel », c’est-à-dire des processus millénaires qui ont survécu à plusieurs milliards de facteurs de stress de grande dimension, par une chose empruntée à une publication ayant fait l’objet de « critiques par ses pairs », et qui ne survivra peut-être pas à sa reproduction ou à un examen statistique approfondi, n’est ni de la science, ni une bonne pratique.
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Questionnement sceptique
Ce livre poursuit donc une longue tradition de questionnement sceptique assorti de solutions concrètes. Ceux qui ont lu mes ouvrages précédents connaissent probablement les écoles de philosophes sceptiques (traitées dans Le Cygne Noir), en particulier la diatribe de Sextus Empiricus, Contre les Professeurs. En conséquence :
Ceux qui parlent devraient faire et seuls ceux qui font devraient parler.
Pour en savoir plus sur le livre de Nassim Nicholas Taleb, Jouez sa peau : Asymétries cachées dans la vie quotidienne, cliquez ici ou sur la couverture ci-contre.
(1) En fait, ceux qui ont formalisé la théorie de la rationalité, comme le mathématicien et théoricien du jeu Kenneth Binmore, affirment qu’il n’a jamais existé de théorie de la « rationalité » rigoureuse et cohérente qui enferme les gens dans une camisole de force. On ne trouvera même pas de telles revendications en économie orthodoxe néo-classique. La majorité de ce qu’on lit sur le « rationnel » dans la littérature verbeuse n’a aucune rigueur.