Tant pour la crise des subprime que celle de la dette grecque, les agences de notation ont surtout été prises en défaut.
Nous avons vu dans un précédent article que les agences de notation, malgré leur utilité, ont toujours un temps de retard par rapport aux crises financières. Ce fut le cas lors de la crise des subprime, mais pas seulement.
Alors revenons aujourd’hui sur le passé récent de l’histoire des marchés financiers, et notamment sur les quelques grands stress financiers de ce premier quart de siècle, lorsque les agences ont quasiment toujours été prises en défaut (pour faire un vilain jeu de mots).
Nous pouvions et pouvons encore caractériser les agences à travers trois prismes qui ne sont pas exclusifs l’un de l’autre : la complaisance, la procyclicité, et le timing.
Quand des produits pourris sont notés excellents
Lorsqu’il s’est agi de noter des émissions structurées complexes (et souvent pourries car construites à partir de créances subprime) dans les années 2006-2007, la complaisance des agences de notation l’a souvent emporté sur l’objectivité et l’impartialité.
On ne rappellera jamais assez que, mieux elles notaient l’émission d’un produit financier, plus elles favorisaient la commercialisation du produit concerné et plus elles touchaient de commissions de souscription. Cela a pu donner des résultats extravagants avec des dégradations de six à sept crans de certaines émissions en l’espace de quelques séances de marché.
Je me souviens des excellentes notations de ces fameux CDO (pour collateralized debt obligation). Sans parler des notations AAA des incompréhensibles CPDO (pour constant proportion debt obligation). Il s’agissait de la pire espèce de produits que la finance de marché a pu imaginer : à coup d’effets de levier, plus les marchés devenaient risqués – avec une hausse de la prime de risque sur les émetteurs –, plus vous empruntiez pour prendre du risque, et inversement. En se basant sur le fait que les spreads de crédit reviendraient toujours vers une moyenne.
Comment les agences ont-elles pu passer sous silence le risque de leverage sur ce type de produit ? Comment ont-elles pu se contenter de ne regarder que la qualité de crédit du SPV (special purpose vehicle) émetteur ? Cela aura permis d’attribuer à ces produits une qualité de crédit proche du AAA, grâce à des techniques de rehaussement qui doivent en principe sécuriser les investisseurs seniors (que sont les investisseurs institutionnels classiques), tandis que les premières pertes sont supportées par les investisseurs juniors. Le problème, c’est que le rehaussement soi-disant sécurisant ne valait rien, au regard des risques de marché que contenaient ces produits.
En tout cas, ceci fait plutôt partie de l’histoire, car le gros avantage de la crise financière des années 2007-2009 est d’avoir fait disparaître cette finance de marché.
Quand les annonces déstabilisent les marchés
Pour une société qui cherche à lever des fonds, un jugement favorable des agences est devenu indispensable, ces dernières décennies. Une bonne note permet en effet à une entreprise d’emprunter à moindre coût. Au contraire, plus sa note se dégrade, plus le taux d’intérêt augmente, car les investisseurs exigeront une prime de risque.
Les agences devraient, à l’instar des banques centrales pour la politique monétaire, mettre en place des stratégies de communication destinées à informer plus régulièrement les investisseurs sur l’évolution de la solvabilité des émetteurs sous revue. Ceci provoquerait plus de stabilité sur les marchés de la dette obligataire que le fait de procéder à des dégradations brutales et non anticipées de notation.
Une des meilleures illustrations de ce danger est le phénomène bien connu des prophéties auto-réalisatrices et leur rôle trop pro-cyclique.
En réduisant brutalement la note d’un émetteur, voire en envisageant la possibilité de défaut d’un emprunteur souverain, la hausse du spread de crédit et donc – toutes choses égales par ailleurs – la hausse des taux d’intérêt sur la dette secondaire de l’émetteur en question accroît sa probabilité d’insolvabilité.
Durant la décennie 2010, ce fut aussi le cas de certains émetteurs souverains de la zone euro, pour lesquels la dégradation de la solvabilité n’avait pas été anticipée.
Quand la note arrive trop tard
Les agences de notation ne sont pas toujours très utiles pour les investisseurs, puisqu’elles n’interviennent pas toujours avec un timing approprié et les dégradations de certaines signatures sont souvent trop tardives. Par exemple, les opérateurs télécoms dégradés en 2002-2003 auraient dû l’être au plus fort de la bulle des valeurs technologiques, donc en 2000 – voire au pire en 2001.
On n’a pas entendu grand monde s’émouvoir de l’optimisme d’un Jean-Marie Messier, patron de Vivendi à l’époque, déclarer la veille de la faillite de l’entreprise qu’il « dirigeait » que celle-ci « allait mieux que bien »…
De même, la dégradation de la solvabilité des souverains fragiles de la zone euro n’a pas non plus été vraiment anticipée et les baisses de notes auraient pu commencer lors de la première phase de la crise financière, en 2007-2009.
On pourrait ainsi retrouver assez facilement de vieux papiers d’experts et analystes chevronnés qui ne doutaient pas de la solvabilité de la Grèce début 2010. Voici pour ma part ce que j’ai retrouvé dans mes écrits de l’époque sur la saga grecque :
« Souvenons-nous que la Grèce était encore notée ‘A’ fin 2009. Les agences de notation n’ont pas été très utiles pour les investisseurs, puisque les dégradations d’un émetteur comme la Grèce ont souvent suivi la détérioration des spreads de crédit ou les plans de sauvetage qui ont mis à contribution créanciers privés et créanciers ‘publics’.
Ainsi, la Grèce est dégradée d’un seul cran, à ‘A-‘, en avril 2010, juste avant le premier plan de sauvetage FESF-UE-FMI de mai 2010. La descente aux enfers va commencer en juin 2010, avec une dégradation brutale de quatre crans, à ‘BB+’.
Il faudra attendre fin juillet 2011 – après le second plan de sauvetage, qui met cette fois-ci à contribution les investisseurs privés – pour que le défaut grec soit quasi officialisé avec une note de ‘CC’.
Ce second plan ne permettant toujours pas de restaurer des perspectives de solvabilité, il sera revu en octobre 2011 et de nouveau en février 2012. Ce n’est qu’au moment de cette nouvelle restructuration que les agences noteront la Grèce ‘SD’ – pour selective default –, avant de sortir du défaut la notation en mai 2012. »
Bien évidemment, il est toujours facile d’écrire sur ce qu’il aurait fallu faire. Mais j’écris sur le sujet de manière totalement décomplexée, car je sais au quotidien que les établissements financiers doivent prendre et assumer en permanence des décisions de couverture, d’arbitrage, d’investissement et de gestion des risques sur les marchés financiers.
Certains rétorqueront que les banques ont bénéficié de l’aléa moral et que c’est souvent la collectivité qui assume les prises de risques inconsidérées. Il y a certes eu des exemples de ce genre très surmédiatisés, mais ne caricaturons pas.
Autre sujet sur lequel les agences ne peuvent pour le coup pas grand-chose en termes d’évaluation de la notation, il s’agit de l’éternelle corrélation entre le risque bancaire et le risque souverain, qui empoisonna la vie des marchés financiers et des agences de notation durant la première moitié de la décennie 2010.
Certes, ce problème est moins préoccupant aujourd’hui, mais il pourrait le redevenir avec le dilemme suivant : va-t-on devoir dégrader les banques d’un pays à cause de la dégradation de la signature du souverain (compte tenu du biais domestique et des encours importants de dette publique dans les bilans des banques du pays) ?
Ou bien doit-on dégrader la signature de l’Etat, à cause de la dégradation de la solvabilité de ses banques et donc de l’anticipation d’une dérive des finances publiques de ce pays avec le retour forcé de plans de sauvetages publics (bailouts) ?