▪ Les investisseurs ne s’attendaient pas à grand-chose ce lundi et les places européennes ont longtemps hésité entre stagnation et effritement symbolique. Comme l’actualité économique du jour était pratiquement inexistante et le marché des changes au point mort, le seul fait saillant résidait dans l’entretien accordé au Wall Street Journal par Jean-Claude Trichet.
Il déclare que la BCE réfléchit à une prochaine hausse des taux directeurs. En effet, la montée des prix des matières premières impacte sensiblement les indices de prix — sauf aux Etats-Unis où la Fed continue de prétendre qu’il n’y a aucune inquiétude à ce niveau.
Les cambistes n’ont guère réagi en Europe, jugeant que le durcissement monétaire évoqué n’avait pas de caractère imminent. Leurs homologues américains, en revanche, ont considéré qu’il y avait de fortes probabilités que la BCE s’y résolve avant que la Fed n’agisse en ce sens.
Dans le calendrier virtuel qu’imaginent les cambistes, c’est donc du côté de l’euro qu’il faut rechercher un surcroît de rendement en 2011. Pour le dollar, cela attendra probablement 2012. Ce raisonnement n’est pas d’une originalité folle mais il a conquis de nouveaux partisans, d’où une décrue tardive du billet vert qui semble avoir constitué le genre de prétexte favorable que Wall Street recherchait en vain vendredi dernier et même lundi matin.
▪ Il suffit d’observer le manque d’inspiration des opérateurs jusqu’à la mi-journée hier. Les indices américains sont demeurés soit à l’équilibre soit en léger repli jusqu’à l’ouverture — et même au-delà du premier quart d’heure de cotation. Ils ont ensuite entamé une progression rectiligne durant plus de quatre heures, qui a débouché sur une stabilisation à proximité des sommets au cours des deux dernières heures. C’était comme si cette journée boursière avait été caractérisée par un feu roulant de « bonnes nouvelles » dissipant la morosité initiale.
Rien de tout cela ne s’est produit — mais la tendance de fond haussière, soutenue par un consensus massivement optimiste depuis septembre dernier, a permis à la Bourse de New York d’engranger pratiquement 1% en moyenne. Le Dow Jones qui clôturait au zénith (+0,92% à 11 981) et tutoyait la barre des 12 000 points, tandis que le Nasdaq mettait un terme à trois séances de repli avec un rebond de 1,04%.
Le Standard & Poor’s 500 affichait un gain légèrement plus modeste : 0,58%. Il se rapproche toutefois de l’objectif des 1 300 points grâce aux envolées d’Alcoa (4%), d’IBM (2,65%), de Cisco et d’Intel (2,05%). Le n°1 mondial des microprocesseurs annonce un spectaculaire accroissement de son programme de rachats d’actions (il est porté à 10 milliards de dollars), ce qui indique par déduction que la firme ne discerne guère d’opportunités de croissance par le biais d’éventuelles acquisitions.
▪ Pourtant, à en croire les nombreux commentaires qui accompagnent chaque séance de hausse depuis près de neuf semaines (c’est-à-dire près de 30 sur une série de 40), les actions « ne sont pas chères ».
Mieux, par un de ces merveilleux mystères qui font le charme des marchés financiers, leur décote (par rapport à quoi… bof, peu importe, nul ne s’en soucie !) ne cesse de progresser à mesure que les indices grimpent vers de nouveaux sommets.
En résumé, plus le prix des actions flambe, plus leur potentiel d’appréciation augmente.
Pour un peu, on croirait entendre le même raisonnement que pour l’immobilier en 2007 !
L’argument que nous préférons, tant il est symptomatique de la béatitude ambiante, c’est le suivant : « n’allez pas imaginer que cette spirale haussière se perpétue sans motif sérieux car le marché cherche à nous délivrer un message ».
Vous brûlez de le connaître ? Nous sommes certains que vous le connaissez déjà !
Pour reprendre la célèbre formule qui a valu une peine de prison avec sursis à Jean-Marie Messier (qui a fait appel, rien n’est encore gravé dans le marbre) : « tout va mieux que bien ».
Pour ceux que l’état actuel de l’économie inquiète (200 millions de chômeurs dans le monde, soit le double d’il y a deux ans, paupérisation des classes moyennes en Occident, rareté du crédit, surendettement et insolvabilité des états, crises politiques et émeutes au Maghreb, gouvernements désavoués en Belgique et en Irlande), n’oubliez pas que les marchés anticipent toujours avec une clairvoyance confondante.
C’est ce qui leur a valu d’inscrire leur sommet historique en mars 2000 puis en octobre 2007… quand les dot.com ou l’immobilier allaient « mieux que bien » — les actions étaient à coup sûr particulièrement bon marché tant il leur restait de chemin à accomplir à la hausse, vu la croissance des profits anticipés à un horizon de cinq à 10 ans.
▪ Comme il n’est pas question que le moindre nuage obscurcisse le ciel boursier, il se trouve même de savants experts des arcanes de la Fed pour écrire que non seulement le « QE2 » ira jusqu’à son terme en juin prochain… mais cette stratégie recueillera l’unanimité de ses membres (l’équipe vient d’être partiellement remaniée), soucieux d’afficher leur indéfectible soutien à Ben Bernanke.
Le patron de la Fed ne voit pas en quoi l’inflation pourrait constituer une menace. Ce n’est pas parce que le Brésil ne parvient pas à la juguler malgré des taux supérieurs à 10%. Ou parce que la Chine devrait augmenter les siens de 2,5% (ils sont actuellement fixés à 5,8%) pour être à parité avec la hausse du coût de la vie ; estimé officiellement à 4% fin 2010, il augmenterait en fait à un rythme de 7,5% à 8% selon les banques occidentales.
L’inflation aurait déjà renoué avec ses niveaux record de fin 2007. Dans un rapport publié il y a tout juste un mois et demi, l’Académie des sciences sociales de Pékin a calculé que le prix de vente des appartements était 30% à 50% plus cher que leur valeur réelle dans plus du tiers des grandes villes chinoises, compte tenu du niveau de vie local et de l’offre immobilière. Dans certains quartiers, plus de la moitié des logements sont même inoccupés car ils n’ont été achetés que dans l’optique d’être revendus « nus » mais avec une plus-value astronomique. A de tels tarifs, 85% des ménages chinois n’ont plus — et n’auront jamais — les moyens de les acheter.
Avec une hausse moyenne de 8% en 2010 et 10% anticipée en 2011, il est clair que les salaires ne suivront pas car la compétitivité de la Chine n’y survivrait pas.
Il se produit là-bas sur l’immobilier ce qui se produit à Wall Street sur les actions. C’est une hausse orchestrée par une minorité d’acheteurs fortunés ou nouvellement enrichis. Ils se rachètent les actifs les uns aux autres et font flamber les prix, si bien qu’une écrasante majorité de la population (considérée comme l’acheteur final) se retrouve carrément hors jeu.
Il en résulte le gonflement d’une bulle de richesse virtuelle qui ne perdure que tant que l’excès de crédit — ou l’assouplissement quantitatif — l’alimente.
▪ Le système fonctionne comme une sorte de salles d’enchères où le grand public n’a plus sa place, et surtout pas les moyens d’enchérir. Quelques spéculateurs font flamber les cours des studios en centre-ville : une forme d’opportunisme désormais très répandue fait que les vendeurs potentiels s’abstiennent de présenter leur bien sur le marché tant que les prix s’envolent.
Tous se croient très riches… jusqu’au jour où le commissaire-priseur réalise que « la fête est trop folle » et décide d’augmenter les frais pour arrondir son pactole avant de délivrer le dernier coup de maillet.