Entre intérêts souverains, dettes abyssales et retour de la loi du plus fort, l’inflation pourrait bien devenir l’instrument silencieux de la transition vers un ordre nouveau.
Dans cette période charnière où l’Histoire s’écrit, l’inflation marque une véritable rupture avec l’ordre établi. Depuis plusieurs années, la hausse des prix persiste, même si son rythme tend à ralentir. Les banques centrales des pays développés restent néanmoins confrontées à une inflation durablement supérieure à leur objectif de 2 %. Dans un contexte mondial mouvant, cette cible pourrait bien être relevée, permettant ainsi de préserver les leviers du contrôle économique et politique…
Après l’hyperinflation des années 1970 liée aux chocs pétroliers, maintenir une inflation modérée est devenu primordial. La stabilité des prix à 2 % est aujourd’hui devenu le principal objectif des banques centrales, alors que ces institutions ont été créées originellement pour maintenir la stabilité financière.
Si une inflation trop élevée ou une baisse des prix peut conduire à une crise économique, le second cas est plus compliqué à gérer, d’où la décision d’établir une cible légèrement supérieure à 0 %. Mais cet objectif est devenu au fil des ans un sacro-saint, que même des pays comme la Chine ont fini par adopter. Il a été plus ou moins respecté ces quatre dernières décennies, jusqu’à ce que l’ère des crises que nous traversons désormais vienne le remettre en cause.
L’inflation mondiale est entrée dans une nouvelle réalité. Avec la crise sanitaire, le soutien massif des banques centrales a créé les conditions d’une si forte relance que, dans une période où la production mondiale était à l’arrêt, les prix ont fini par s’emballer. Et comme lors de chaque fin de cycle, les liquidités accumulées pendant de longues années finissent par peser sur les prix. S’y sont ajoutées des crises aux effets inflationnistes : conflit en Ukraine, pénuries, tensions énergétiques, auxquelles s’est désormais greffée la guerre commerciale. Et malgré le resserrement du crédit, l’inflation reste au-dessus de 2 %. Elle a même augmenté aux Etats-Unis en mai, atteignant 2,4 % (et même 2,8 % hors produits volatils).
Ce changement d’environnement reflète une tendance historique, comparable à celle qui a précédé la Première Guerre mondiale. La persistance de l’inflation montre que le monde d’hier s’efface, et que la période de polycrises que nous vivons est faite pour durer. D’une économie mondialisée, qui donnait l’illusion d’une stabilité certaine, nous passons désormais à un repli économique des nations et au retour des conflits de toute nature. Un monde nouveau, fait de ruptures, de crises, mais aussi d’innovations et de créations spectaculaires.
Cette transition nourrit à la fois les tensions commerciales et des besoins d’investissements massifs. Faute de coopération internationale, chaque Etat se prépare à tout risque extérieur, ce qui passe par de nouvelles dépenses, notamment militaires. Or, ces dépenses ne répondent pas toujours à des besoins productifs ou de consommation, ce qui entretient l’inflation globale. A cela s’ajoute une autre réalité : la concentration massive des richesses, intimement liée à la concentration bancaire, fait ressurgir des niveaux d’inégalités historiques (là encore, comparables au début du siècle dernier). D’autant plus que l’inflation agit comme une nouvelle taxe sur les plus pauvres et favorise le patrimoine des plus riches, qui ont profité des mesures publiques à l’origine de l’inflation, lesquelles ont fait gonfler le prix de tous les actifs. Les gouvernements se voient donc contraints de dépenser massivement sur le plan social pour protéger le pouvoir d’achat et maintenir leur pouvoir politique.
Enfin, la guerre commerciale conduit à une guerre pour l’innovation : aujourd’hui représentée par la révolution technologique, hier par la révolution industrielle. Cela incite aussi à de nouveaux investissements. Les budgets sont mobilisés sur tous les fronts et, dans un monde où l’offre est restreinte, cela alimente mécaniquement l’inflation.
Mais ce nouveau paradigme n’est pas survenu par hasard. Certes, les banques centrales n’ont pas décidé de la crise sanitaire, mais elles ont choisi d’intervenir massivement. Pour soutenir les Etats et éviter une crise systémique (en mars 2020, puis lors de la chute de Crédit Suisse au printemps 2023), mais surtout dans des proportions telles qu’elles ont créé les conditions d’une flambée des prix. Elles y ont intérêt. Avant 2020, l’inflation restait inférieure à 2 % en Europe comme aux Etats-Unis et dans la plupart des grandes puissances. Or, une inflation plus élevée permet d’alléger discrètement le poids réel des dettes, et donc de contenir une dette mondiale publique et privée qui dépasse désormais les 300 000 Mds$, une véritable bombe à retardement que les institutions monétaires cherchent à désamorcer depuis la crise de 2008…
Le débat autour d’un relèvement de l’objectif à 3 % reste donc ouvert, même si rien n’a encore été acté. Ce changement resterait probablement symbolique, car une nouvelle cible pourrait éroder la confiance monétaire, notamment par de nouvelles incitations financières. Déjà, les investisseurs se détournent des monnaies fiat et des rendements à taux fixe (livrets, obligations…) pour se tourner vers les actions et les actifs liés aux matières premières, dont les rendements sont variables. De plus, à mesure que le rôle de l’Etat se durcit, les entreprises à actionnariat étatique voient fuir les capitaux, tandis que des actifs indépendants comme l’or et l’argent attirent un intérêt croissant. Les banques centrales veulent donc éviter de perdre ce contrôle.
Nous entrons dans un monde où règne, plus que jamais, la loi du plus fort. Les règles et lois, qu’elles soient militaires, économiques ou financières, ne seront plus respectées. Dans ce contexte, l’inflation apparaît comme une rupture : elle signe la fin d’un cycle et permet de réduire le poids des dettes accumulées. Le grand dilemme auquel les banques centrales sont confrontées depuis plusieurs années est clair : choisir entre stabilité financière et stabilité monétaire. Soit elles maintiennent des taux d’intérêt élevés, au risque de provoquer une nouvelle crise financière, alors que les déficits publics et l’endettement mondial se creusent, que les chaînes d’approvisionnement restent sous tension, que la croissance mondiale ralentit (au plus bas depuis 2008) et que les défaillances d’entreprises se multiplient. Soit elles baissent les taux pour calmer la situation, au risque de voir les prix repartir à la hausse et de perdre la confiance monétaire.
Face à ce choix cornélien, les banques centrales maintiennent, pour l’heure, une inflation supérieure à 2 % et cherchent, en vain, une porte de sortie…