Les leçons du passé sur les pertes à venir…
« Alors réfléchis, mon fils : tu es en équilibre,
une fois de plus, sur le fil du rasoir du destin. »
–Tirésias, Antigone
Que doit faire un vieil homme ? Que doit-il être ? Il n’élève plus d’enfants. Il n’est plus le capitaine d’une industrie, ni même un rouage de la machine. Il n’est plus taillé pour la bagarre, ni pour un premier rôle dans une comédie romantique. Quel est son rôle alors ?
N’est-ce pas de commémorer ?
Anciennement, en Irlande, les « seanachies » (contes) étaient utilisées pour rappeler les leçons du passé. Les sages, les poètes et les conteurs rappelaient aux rois et aux roturiers les grands héros du passé, leurs triomphes et leurs défaites. Certains étaient des personnages historiques réels. D’autres étaient mythologiques. Les spécialistes ne s’entendent pas sur ce qui était réel, et ce qui ne l’était pas.
L’un d’entre eux raconte l’histoire de la grande reine Mebh (Maeve) de Connaught et du raid sur le bétail de Cooley. Elle était l’archétype de la femme moderne indépendante, puissante et lascive. Elle est également connue pour avoir eu sept fils, chacun d’entre eux s’appelant Maine. Elle voulait le meilleur taureau d’Ulster, mais cela a déclenché un cycle familier de négociations, de trahisons, de meurtres, de désordres et de guerres.
Le puissant Cuchulainn a défendu à lui seul l’Ulster contre les armées de Mebh. Il s’est fait attacher à un menhir, pour être sûr de mourir debout.
Ils ont eu leurs moments de gloire… et leurs faiblesses tragiques. Tous en équilibre sur le fil du rasoir.
Le devoir de mémoire
A présent, que doit faire un vieil homme ? Ne devrait-il pas rappeler, alerter…
… et se souvenir…
… de la grande tempête de neige de 58… la grande sécheresse de 62… l’inondation de 75 ?
Ne devrait-il pas dire à ses petits-enfants d’avoir des réserves de bois de cheminée et de s’installer sur un terrain en altitude ?
Ne devrait-il pas rappeler l’existence du marché baissier de 66 à 82, du krach boursier japonais de 1990, de l’inflation des années 70 et de la guerre du Vietnam ?
Cherchant le péché d’un oeil et l’erreur de l’autre, les deux yeux ne devraient-ils pas se rejoindre en un avertissement étudié : « Je ne ferais pas cela, si j’étais vous » ?
Bien sûr, les jeunes vont ignorer ses conseils non sollicités. Et alors ? Ce n’est pas parce que ses conseils ne sont pas les bienvenus, que son devoir de les donner purement et simplement n’a pas lieu d’être.
Et comme le vieux et aveugle Tirésias, il peut tourner les talons avec un peu de dignité et un soupçon de dérision : « Renvoyez-moi chez moi. Vous portez vos fardeaux, je porte les miens. C’est mieux ainsi, croyez-moi. »
Plus tard, il aura le plaisir de dire « je vous avais prévenus ».
Il y a quelques avantages à être âgé. Les « je vous avais prévenus » en font partie. Oui, vous pouvez avoir des billets réduits dans certains théâtres, accéder gratuitement à quelques musées, et avoir droit au buffet à volonté à 17h dans quelques restaurants.
Mais le plus gros avantage, c’est d’avoir été témoin de grandes pertes dans l’histoire. Vous savez à les reconnaître.
Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?
Le roi Créon a ignoré le vieil homme aveugle et a subi une grande perte. Il a perdu un fils et une nièce (c’est de la tragédie grecque, après tout).
Si vous avez plus de 70 ans, vous avez probablement vous-même expérimenté de grandes pertes. Des mariages échoués, des entreprises qui mettent la clé sous la porte, des gens ruinés… des crashs… des meurtres… des massacres… des erreurs… des mensonges… des gloires vaines et éphémères.
Et chacun de nous est toujours perché sur le fil du rasoir du destin… Les côtés semblent si proches qu’on peut difficilement les distinguer… Et pourtant, basculer dans la mauvaise direction peut être tragique.
Souvenez-vous de la déception ressentie par les investisseurs après la fin du boom boursier en 1966, du choc de l’inflation dans les années 70 et de la débâcle de la guerre du Vietnam ?
En 1966, les investisseurs avaient les Nifty Fifty, leur version des « Sept fantastiques » aujourd’hui. Ils étaient supposés constituer « l’unique décision » d’investissement que vous deviez prendre, et les conserver jusqu’à ce que la mort vous sépare. C’étaient les meilleures entreprises, dans le meilleur marché boursier, dans la meilleure économie, au cours de la meilleure décennie, dans la meilleure nation de l’histoire. Eastman Kodak, 3M, Procter et Gamble : elles avaient les meilleures technologies… et tellement d’argent qu’elles pouvaient se permettre d’engager les meilleurs ingénieurs et gestionnaires. Qu’est-ce qui pourrait mal tourner, après tout !
Et pourtant, après 1966, il ne s’est rien passé pour ces entreprises. Le groupe des favoris est resté plus ou moins stable pendant les 16 années suivantes. Et ce en termes de dollars nominaux. Corrigés de l’inflation, les investisseurs ont perdu 70 à 80% de leur argent.
Puis vinrent les années 70. L’inflation s’est manifestée par vagues, et non en un seul épisode. La première vague s’est produite en 1969, lorsque les prix ont grimpé de 6%. L’inflation est ensuite retombée à 3%… et les autorités fédérales ont déclaré que c’était fini. Mais la vague suivante, en 1974, a fait grimper les prix à un rythme annuel de 12%. Après cette vague, l’inflation est retombée à environ 6% et, une fois de plus, les gens ont déclaré qu’il n’y avait plus lieu de s’inquiéter. La dernière vague n’est arrivée qu’en 1979, dix ans après la première, avec un taux d’inflation de 13%. Si la tendance se maintient, la prochaine grande vague aura lieu en 2032… et le dollar perdra environ 70% de sa valeur d’ici là.
Standard abandonné
Pendant une grande partie de cette période, de 1966 à 1975, une absurdité morbide planait sur les Etats-Unis : la guerre du Vietnam.
L’idée était d’empêcher le domino de tomber. Ceux d’entre nous qui ont plus de 70 ans se souviennent peut-être d’amis qui sont allés au Vietnam et n’en sont jamais revenus vivants. Les Etats-Unis ont gaspillé tellement d’argent dans la guerre que le président Nixon s’est senti obligé de sortir de l’étalon-or, ce qui a déclenché la financiarisation de l’économie, l’augmentation considérable de la dette et la faillite imminente de l’empire américain.
Nous nous souvenons des arguments en faveur de la poursuite de la guerre, aujourd’hui utilisés pour prolonger la guerre par procuration contre la Russie : nous devions maintenir notre « crédibilité » en les maîtrisant les communistes là-bas ; sinon, nous devrions les affronter en Californie. Se détourner de la situation reviendrait à faire preuve d’apaisement.
(Personnellement, ce qui nous a le plus rapprochés du Vietnam, c’est la patrouille de la côte californienne à bord d’un croiseur de la marine américaine. Si les Nord-Vietnamiens avaient disposé d’une marine de haute mer et s’ils l’avaient utilisée pour lancer un assaut à travers le vaste Pacifique, nous étions prêts à les affronter.)
En fin de compte, le domino est tombé et personne ne s’en est soucié. Les Américains prennent maintenant des vacances au Vietnam et achètent des T-shirts et des pantalons de course bon marché dans les usines vietnamiennes. Un trillion de dollars jeté par les fenêtres… un million de morts… apparemment, pour rien.
Oui, comme le vieux Tirésias aveugle, nous avons vu notre part de misère, de folie et de bêtise.
Ne devrions-nous pas dire quelque chose ?