▪ Les exemples d’idées fausses qui prospèrent sur des généralités semblant avoir un sens sont nombreux. Mais il existe peu d’exemples aussi porteurs de destruction sociale que le mythe de l’épargne financière créatrice de richesse et d’emploi.
Cette marotte — et quasi-obsession — des monétaristes ultra-libéraux a inspiré les ristournes fiscales de l’ère Bush, et notamment l’abaissement à 15% de l’imposition des plus-values et dividendes des valeurs mobilières.
Un taux qui tombe à 2% lorsque les actions sont détenues par des fondations, lesquelles appartiennent comme par hasard aux plus riches Américains qui échappent ainsi — le plus légalement du monde — à toute pression fiscale. Notez que dans les cas de millionnaires ou milliardaires grecs, ils n’y parviennent que par la fraude et la fuite des capitaux (ce qui leur vaut les lazzis de la presse populaire allemande).
Les fondations créées aux Etats-Unis ouvrent par ailleurs droit à des crédits d’impôts lors de leur création et n’ont — une fois constituées — comme seule obligation que de redistribuer 5% de leurs revenus au secteur caritatif, principalement des associations à but non lucratif. Les 95% restants viennent grossir (par procuration en quelque sorte) la fortune de leurs légitimes détenteurs et de leurs héritiers.
▪ Quand les élections sont financées par les ultra-riches
Cela paraît tellement énorme… cela paraît tellement simple comme moyen de soustraire les grandes fortunes à l’impôt que les médias dits de droite ou pro-républicains ne soulèvent jamais ce lièvre lorsqu’il est question de déficit de recettes fiscales. Ils préfèrent incriminer une croissance trop faible, ou le coût exorbitant de l’indemnisation du chômage… et bien entendu, le très controversé Medicare.
Les hommes politiques — les démocrates comme les républicains — maintiennent le black-out total sur les fondations. Normal : ce sont précisément les contribuables aux poches profondes — les principaux financeurs de leurs campagnes électorales — qui en sont les premiers utilisateurs et bénéficiaires.
Le transfert de l’ultra-richesse vers les fondations/paradis fiscaux a littéralement explosé ces dix dernières années. Même un durcissement de la fiscalité sur les revenus de valeurs mobilières n’aurait qu’un impact limité sur les plus riches d’entre les plus riches — c’est-à-dire ces 1% qui détiennent 50% de toutes les actions détenues par des ménages américains.
De la sorte, les ultra-libéraux à la droite du parti républicain n’ont pas tort de prétendre que toute hausse des impôts pénalisera avant tout les 99% d’Américains les moins riches (qui détiennent les 50% d’actions restantes), c’est-à-dire les classes moyennes… et les autres, encore moins favorisées.
Seuls les plus pauvres devraient y échapper — ceux dont les revenus sont inférieurs à 7 300 $ puis 29 700 $ par an pour un couple — dont le taux d’imposition sur les dividendes n’est que de 5%. Mais nous aimerions bien savoir quel pourcentage de ces ménages survivant à coups de subventions et de bons d’alimentation détiennent des actions.
▪ Les Américains épargnent
Les démocrates soutiennent que les ristournes bushiennes ont conduit les Etats-Unis au bord de la falaise fiscale. Ce fameux précipice dont les derniers sondages révèlent qu’il devient le premier motif d’inquiétude des Américains, devant le chômage. Les chiffres de ce dernier ont été tellement bidouillés ces six derniers mois que les âmes les plus simples pensent que l’Amérique a entamé sa marche triomphale vers le retour au plein emploi.
Mais de cela, nous avons déjà abondamment débattu… Alors l’une des thématiques qui anime les discussions ces derniers jours, c’est le taux d’épargne global des Américains qui semble trop élevé aux yeux de certains experts.
Croyez-le ou non, les derniers chiffres communiqués par la Fed — que nous ne contestons pas — démontrent que l’épargne des Américains est au zénith. Son encours représente 50% du PIB, au lieu de 40% au début des années 2000, ce que nous confirmons. Cela autorise tous les espoirs de reprise de la croissance. La théorie monétariste postule qu’il suffirait pour cela que l’argent se remette à circuler, au lieu de rester bêtement stérilisé au bord de la touche.
Cette manne d’une ampleur historique défie la logique quand on sait par ailleurs que 40% des ménages américains sont à découvert à la fin du mois — contre 20% il y a cinq ans, mais la magie des cartes de crédit leur permet de se maintenir à flot. Ces gens n’ont pratiquement pas un dollar de côté qui ne soit déjà hypothéqué ou préempté par des organismes de crédit.
Le paradoxe n’est qu’apparent : ces montagnes d’épargne qui dorment — soi-disant en coulisses — sont en fait très inégalement réparties.
D’après une série d’études universitaires américaines qui n’ont pas été contestées, ni par les démocrates ni les républicains, moins de 5% de la population américaine a capté 50% de la richesse additionnelle produite ces quatre dernières années (à coups de plans de relance et de quantitative easing). Observez à quel point ce ratio reste assez proche de ces 1% d’Américains qui détiennent 50% des actions (autre chiffre qui ne souffre d’aucune contestation).
Alors pourquoi un tel écart de un à cinq ?
Tout simplement parce que l’Etat a joué son rôle redistributif. Mais les républicains se jettent sur cet os pour stigmatiser le fait que ce sont les fonctionnaires les plus proches du pouvoir qui se sont servi au passage.
▪ On déshabille Paul pour habiller Jacques
L’administration centrale est de plus en plus obèse (avec des salaires qui ont augmenté spectaculairement et sans réelle justification dans les administrations qui travaillent en relation étroite avec Washington). Pendant ce temps, des dizaines de milliers de policiers, de pompiers, d’agents administratifs se voient mis au chômage technique ou licenciés, du fait de coupes budgétaires au niveau local, avec des milliers de communes en situation de faillite.
Il ne se passe rien de très différent au niveau de l’état de ce que décrivait fort bien Bill Bonner la semaine passée au sujet Wall Street. Les banques systémiques, principales partenaires — et obligées de la Fed — sont les premières à capter la manne qu’Alan Greenspan et Ben Bernanke déversent dans le système financier depuis l’automne 2001, et surtout depuis octobre 2008.
La population qui se débat avec la crise et le chômage est bien la dernière à voir la couleur de cet argent.
Or l’épargne globale des ménages américains atteint symétriquement des sommets. Elle a d’ailleurs connu une poussée haussière historique fin septembre, quelques jours seulement après que les indices boursiers américains sont revenus à 3% ou 4% de leurs records historiques absolus de l’automne 2007.
La conclusion que peu de politiciens — ni les monétaristes qui leur dictent leurs programmes économiques depuis l’ère Reagan-Thatcher — n’osent tirer, c’est que le transfert massif de l’épargne des classes moyennes vers les riches et les ultra-riches (via la hausse des dividendes et leur moindre taxation) n’a pas créé d’emplois sur le sol américain.
La preuve irréfutable — mais passée sous silence vendredi dernier avec la publication d’un taux de chômage miracle –, c’est que le taux de participation de la population active est revenu au plus bas depuis le début des années 80 (autour de 63,5%).
Des centaines de millions d’emplois ont en revanche éclos dans les pays émergents, parce c’est là que l’argent détenu par les classes les plus aisées offrait le meilleur retour sur investissement.
Même sous l’angle schumpétérien de la destruction créatrice, les emplois peu qualifiés délocalisés vers les pays en voie de développement n’ont pas été remplacés à due proportion par de meilleurs emplois, plus sophistiqués et mieux payés dans les pays occidentaux. Les transferts de technologie exigés par la Chine ont surtout donné du travail aux ingénieurs formés par Pékin, pas à ceux sortant des universités américaines.
Le seul domaine dans lequel les pays anglo-saxons maintenaient leur suprématie a explosé en vol en 2007. Il s’agissait de l’ingénierie financière dont la vocation consiste à créer de l’argent avec de l’argent, c’est-à-dire à partir de la génération illimitée de dette et de dérivés de dette.
La leçon de 2008 n’a pas été apprise. Si l’immobilier est passé de mode, l’argent déversé dans les poches des plus grandes institutions financières continue d’être détourné vers des activités spéculatives de court terme (dérivés de matières premières, d’écarts de taux de d’intérêt, de volatilité boursière notamment) plutôt que dans des projets industriels long terme.
Ces derniers sont gourmands en capitaux et leur rendement semble incertain dans un pays où la population est vieillissante. L’exemple le plus extrême est le Japon où les investissements étrangers sont au point mort depuis 20 ans.
Mais si tout fonctionnait de façon aussi absurde que ce que nous décrivons à longueur de chroniques, comment Wall Street pourrait-il se maintenir à de tels niveaux de valorisation ?
▪ Croissance : non, marges : oui, cherchez l’erreur !
Les profits des entreprises cotées ne sont-ils pas proches des maximums historiques ? Les actionnaires n’encaissent-ils pas des flux de dividendes qui démentent les discours les plus pessimistes sur la santé économique de la planète ?
Mais qui se pose la question de savoir comment les marges et les profits sont maintenus en lévitation alors que la croissance mondiale se contracte ?
Qui se soucie de connaître par quel miracle les banques américaines dégagent un « ROE » (return on equity) de 12% à 15% alors que l’économie américaine ne croît qu’à un rythme de 1,3% aux dernières nouvelles ?La profitabilité s’avère donc dix fois supérieure à la croissance réelle.
Il est très mal vu de critiquer les entreprises qui délivrent leurs 15% qu’il pleuve ou qu’il vente ; et encore plus incorrect de dénoncer les pluies de licenciements et les vents de délocalisation qui ont rendu des profits d’une telle régularité possibles au cours de la dernière décennie.
Les 1% qui détiennent 50% des actions ne veulent pas démordre des 15% qu’ils exigent et auxquels ils pensent avoir droit. Et plus encore depuis que la fiscalité sur les actions a été abaissée de 20% à 15% en 2001.
Ces 15% de rentabilité sont considérés très arbitrairement comme une norme alors qu’ils n’ont correspondu qu’à une brève anomalie. Un heureux caprice de l’histoire boursière associé à l’émergence de la nouvelle économie survenue de 1996 à 2000.
Un peu comme des habitants de Reykjavik ayant connu des températures exceptionnellement élevées de 15 degrés au mois de juillet/août (au lieu des 10,5° de moyenne habituels) se mettraient à exiger la perpétuation du même climat en septembre et octobre, alors que le thermomètre ne dépasse jamais les 7,5 degrés et les 5 degrés respectivement.
Il existe deux manières de produire un tel relevé de températures quasi-estivales au niveau du Cercle arctique. Soit on place une bougie sous le thermomètre (comme pour les récents chiffres de l’emploi américains), soit on modifie le climat au prix d’une catastrophe écologique et humaine.
(La suite mardi matin).