Après les Romains et les Parthes, les dinosaures… et nos sociétés occidentales : la chance joue un grand rôle dans notre évolution.
La chance – dont nous avons commencé à parler hier – est un facteur oublié.
En règle générale, les historiens cherchent des explications rationnelles, leurs équations ne tiennent pas compte du facteur chance. Nous en tirons une fausse confiance dans la prévisibilité, dans le pouvoir de la volonté et des actions humaines et des cycles.
Certes, les cycles et les interventions humaines ont des conséquences sur les résultats, mais nous nous rendons un fort mauvais service en laissant la chance dans l’ombre, en la considérant comme anodine.
Si l’empereur Antonin avait choisi une autre personne que Marc-Aurèle comme successeur, quelqu’un de faible, vain, ou égoïste – comme beaucoup d’autres empereurs de la fin de l’Empire romain, Rome aurait chuté dès 170, ses finances et son armée paralysées par la peste antonine, et les hordes barbares auraient relégué l’Empire aux poubelles de l’Histoire.
On peut arguer que seul Marc-Aurèle avait l’expérience et le caractère nécessaires pour vendre le trésor impérial afin de lever les fonds nécessaires pour payer les soldats et passer la quasi-totalité de son règne sur les lignes de fronts, au cœur de la bataille, préservant ainsi Rome d’un effondrement total.
Antonin fit preuve de jugement en la matière… mais il eut aussi de la chance.
Il est bon de réfléchir un instant au fait que si la météorite qui a éliminé les dinosaures de la surface terrestre il y a 65 millions d’années avait frappé 30 minutes plus tôt ou plus tard, elle n’aurait pas généré l’hiver nucléaire qui a coûté la vie aux dinosaures.
(Si la météorite était tombée directement dans des eaux profondes, elle aurait provoqué un tsunami monstrueux, mais pas de nuage de poussière. Si elle avait atterri sur la terre ferme, elle aurait soulevé un nuage de particules, mais sans la vapeur d’eau générée par la vaporisation de millions de litres d’eau de mer, le nuage n’aurait pas pu s’élever suffisamment haut pour encercler toute la planète.)
Le malheur des dinosaures a fait le bonheur des mammifères qui les ont remplacés.
Un coup de chance qui a duré 75 ans
L’économie mondiale a eu une chance extraordinaire ces 75 dernières années. La nourriture et l’énergie ont été peu chères et abondantes (si vous trouvez que la nourriture et l’énergie coûtent cher en ce moment, imaginez que les prix doublent, voire triplent… puis doublent encore une fois).
Dans notre complaisance et notre arrogance, nous attribuons cela à nos merveilleuses technologies, dont nous pensons qu’elles nous garantissent des surplus permanents d’énergie et de nourriture. L’idée que la technologie a atteint des limites infranchissables, ou qu’elle pourrait cesser de fonctionner ne nous vient même pas à l’esprit.
Nous supposons que cette chance est un droit, parce que nous ne connaissons rien d’autre. Nous attribuons notre bonne fortune à des facteurs sous notre contrôle – la technologie, des investissements et des politiques intelligents, etc.
La possibilité que tous ces pouvoirs, que nous tenons pour quasi-divins, sont insignifiants, ne nous vient pas à l’esprit parce que nous avons profité des vents favorables de la chance sans même en être conscient.
Quand les choses vont bien, de modestes réformes suffisent à maintenir le cap. Quand je dis « les choses vont bien », j’entends que l’on traverse une ère de prospérité croissante, qui génère de gros budgets, des profits, des revenus fiscaux, des salaires etc. – des ères caractérisées par une grande stabilité et un haut degré de prévisibilité.
La stabilité étant la norme depuis 75 ans, les institutions et la pensée conventionnelle ont toutes deux été optimisées pour des changements incrémentiels. Mais nous devons aujourd’hui faire face à des changements bien plus qu’incrémentiels.
Nous sommes tragiquement mal préparés pour un long cycle de malchance. Mon impression est que les cycles ont changé, et que toute la chance est épuisée, comme le sable dans un sablier.
L’énergie et la nourriture ne seront plus abondantes et peu chères, notre chance en matière de gouvernements va disparaître, et les technologies dont nous sommes si fiers ne permettront pas de maintenir une abondance si incroyable que nous pouvons dilapider nos richesses pourtant limitées en terre, en eau, en ressources et en énergies pour une consommation irréfléchie.
Cela me rappelle les paroles d’une chanson d’Albert King, « Born under a bad sign » (né sous une mauvaise étoile, composé par Booker T. Jones et William Bell) : « If it wasn’t for bad luck, I wouldn’t have no luck at all » (« s’il n’y avait pas de malchance, je n’aurais pas de chance du tout »).
Je pense que nous allons pouvoir chanter cette chanson ces cinq prochaines années… à pleins poumons.