La BCE s’est bel et bien soucié de l’inflation globale, mais trop tardivement.
Dans notre article précédent, nous avons jugé la crédibilité de la politique monétaire de la BCE, de 1999 à 2021. Nous allons désormais nous intéresser à la période à partir du 2e semestre 2021.
Le cycle de resserrement monétaire entamé en juillet 2022 en zone euro était particulièrement atypique, puisque la BCE devait être particulièrement attentive à la gestion de l’arbitrage suivant : la lutte contre l’inflation, tout en évitant de créer les conditions d’une violente crise financière provoquée par un déleveraging (ou désendettement « forcé » de nombreux acteurs financiers).
Il n’en demeure pas moins que des pans entiers de l’économie sont aujourd’hui dans l’incapacité de vivre dans un monde normal de taux plus élevés (même si dans l’absolu, les taux réels ne sont pas si élevés), et de liquidité moins abondante (encore que les excédents de liquidité dans le système bancaire restent encore anormalement importants).
Cette incapacité se traduit de deux façons :
- un endettement devenu insoutenable pour certains corporate à l’issue de cette période de « normalisation » des politiques monétaires entre le printemps 2022 et l’automne 2023 ;
- les pressions des marchés financiers en 2024 (en réalité déjà à l’oeuvre au T4 2023) sur les banques centrales pour qu’elles assouplissent le crédit, ce qui se traduit par des anticipations agressives de baisse des taux directeurs, ce qui se lit dans les prix des contrats à terme de taux courts aussi bien aux Etats-Unis qu’en zone euro – comme si objectivement les conditions financières et monétaires étaient restrictives. Tout ceci est révélateur une fois de plus de la faible crédibilité des banques centrales.
En tout cas, cette normalisation des politiques monétaires était indispensable. Peut-on considérer qu’en zone euro, et dans une moindre mesure aux Etats-Unis, celle-ci ait été trop tardive ?
Encore fallait-il que les banquiers centraux puissent prévoir la hausse forte de l’inflation sous-jacente, et ne pas se cacher derrière des événements exceptionnels, type COVID et Ukraine, en affirmant que tout ceci était imprévisible. Les économistes dans leur grande majorité n’ont pas fait mieux que les banquiers centraux et les marchés dans leurs scénarios d’anticipation.
On entendait souvent dire durant la décennie 2010 que l’inflation ne pourrait véritablement revenir en Occident. Les arguments mis en avant étaient les suivants :
- les taux de chômage sont trop élevés en Occident, et il existe encore des surcapacités de production partout dans le monde ;
- l’accroissement de la masse monétaire ne sert pas à acheter en masse des biens et services, mais favorise plutôt les bulles d’actifs financiers, ou les réserves de liquidité des banques commerciales. Donc, pas de risque de hausse des prix dans la sphère réelle de l’économie.
Certes, ces arguments étaient plus ou moins pertinents. Mais n’était-ce pas le rôle des banquiers centraux, responsables politiques et économistes d’anticiper des changements économiques forts ?
Il ne s’agit pas de prévoir au point de base près un taux d’intérêt, un taux de croissance ou un taux d’inflation. Mais trop souvent, lorsque d’importants changements interviennent, les élites au sens large sont souvent les dernières à s’en rendre compte. La raison de cet aveuglement s’explique sans doute par le fait que, très souvent, les élites ne communiquent qu’avec d’autres élites. C’est ce que l’on pourrait appeler le biais de conservatisme, ou le biais de déconnexion.
L’importante création monétaire mondiale et cet excès de liquidités devait se transformer pourtant en inflation lorsque les tensions sur les capacités de production se généraliseraient dans les économies émergentes : insuffisance de main d’oeuvre qualifiée, ralentissement des gains de productivité, hausse des coûts salariaux.
Les chocs géopolitiques ou extra-économiques (COVID, Ukraine) ont amplifié la tendance. Demain, la transition énergétique et le vieillissement démographique (pas seulement dans la zone OCDE) maintiendront une base d’inflation structurelle forte.
Voilà qui nous fait sourire, quand nous réentendons ici ou là des scénarios basés sur une désinflation durable ; comme si rien ne s’était passé, et comme si nous vivions dans un monde statique sans toutes les mutations et transitions qui nous accompagnent.
Quoi qu’il en soit, force est de reconnaître que la BCE n’a pas réagi aux signes que l’inflation réapparaissait à partir du second semestre 2021.
- Maintien de taux bas ou négatifs, et injection massive de liquidités, alors que l’économie avait déjà rebondi du fait du rattrapage post-COVID et du fait que l’inflation apparaissait déjà. Lorsque la Réserve fédérale commence à monter ses taux d’intérêt, l’inflation aux Etats-Unis est autour 7% en rythme annuel. Lorsque la BCE commence à monter ses taux d’intérêt, l’inflation dans la zone euro est déjà autour de 8% en rythme annuel.
- La BCE a défendu alors l’idée que l’inflation n’était due qu’à la hausse des prix des matières premières, et donc qu’il n’était pas nécessaire de lutter contre l’inflation (le contraire de 2008 et 2011, où elle monte ses taux par peur d’une relance de l’inflation sous-jacente qui ne viendra pas). En 2022, contrairement à 2008-2011, lorsque les prix de l’énergie et d’autres matières premières ont fortement augmenté, il y eut cette fois-ci des vrais risques d’effets inflationnistes de second tour via le retour de mécanismes d’indexation des salaires et via la volonté farouche des entreprises de défendre leurs marges bénéficiaires.
Mais les économistes qui critiquent la BCE sur ce point sont également responsables, puisqu’ils considèrent que la banque centrale doit se préoccuper avant tout de l’inflation hors-énergie et aliments non transformés (car facteurs accidentels).
Cela pose un double problème : d’abord pour l’agent économique privé, qui consomme chaque jour de l’énergie et des produits alimentaires ; ensuite parce que, on l’a vu, il y a dans la période récente un certain impact des prix de l’énergie et de l’alimentation sur les comportements des employés pour leurs revendications salariales, et celui des employeurs pour le maintien ou l’augmentation de leurs marges.
En résumé, il fallait pour la BCE ne se soucier que de l’inflation sous-jacente en 2008-2011, car il n’y avait pas d’effets de la hausse des prix de l’énergie sur la répartition salaires-profits dans les économies ; ce qu’elle ne fit pas, comme on l’a vu en analysant la première période. Au contraire, en 2021-2022, il fallait pour la BCE se soucier de l’inflation globale, compte tenu des effets inflationnistes de second tour de la hausse des prix de l’énergie ; ce qu’elle fit, mais trop tardivement.