Les GAFA sont sur une stratosphère. Elles grimpent et semblent ne jamais vouloir redescendre. Mais ces entreprises hors norme sont-elles réellement efficaces pour l’économie ?
Les puissantes sociétés de l’Internet et des nouvelles technologies ont des parts de marché très importantes dans leurs secteurs et sont donc de plus en plus profitables. En effet, elles cumulent d’un côté le pouvoir de fixer les prix d’un côté avec, de l’autre, des coûts marginaux de production décroissants, grâce à des frais fixes appliqués à un nombre colossal de biens et services vendus.
Le résultat de cette combinaison est que la rentabilité des GAFA (pour Google, Apple, Facebook et Amazon) ou GAFAM (si l’on ajoute Microsoft) voire GAFTAM (en rajoutant Tesla) est devenue incontestable.
Mais force est de constater qu’il ne s’agit pas de la rentabilité « normale » d’entreprises performantes dans un vrai système économique libéral où la concurrence et la prise de risque sont récompensées.
L’économie de ces sociétés est plutôt devenue une économie de rentes, avec des pouvoirs de monopoles. Ce qui provoque par ailleurs une hausse continuelle de leur taux de marge bénéficiaire.
Des actions qui ne font que monter
Le résultat en Bourse est que les cours des actions de ces sociétés ne peuvent que monter (ou au pire ne pas baisser).
En effet, ces cours ne sont rien d’autre que la somme des bénéfices futurs actualisés, obtenus en divisant les bénéfices par les taux. Comme les perspectives bénéficiaires sont en hausse et que, en même temps, les taux nominaux ne remonteront pas (voire pourraient même rebaisser au moindre épisode de retour de l’aversion au risque), la seule direction que peuvent prendre les actions des GAFA est donc la hausse.
Pour préciser un peu, sur les taux, je ne crois absolument pas à une remontée durable et significative, et les tensions récentes ne signifient pas un retournement de la politique monétaire des banques centrales. Celles-ci feront sans doute machine arrière très vite quant à leur réthorique hawkish, surtout la Fed, en cas de chute des marchés. Et tant pis pour la crédibilité anti-inflationniste – qu’elles ont, de toute façon, perdu depuis longtemps.
Les postures rigoristes récentes de tel ou tel membre de la Fed n’y changeront rien : le put (la garantie de racheter des actifs financiers à tout prix) des banquiers centraux a de beaux jours devant lui.
En ajoutant à cela des anticipations inflationnistes qui vont rester élevées – notamment du côté de l’énergie, qui va rester chère avec la transition énergétique – les taux réels seront donc durablement très négatifs.
Une rente de plus pour les GAFA
Voilà qui n’est pas près de remettre en cause la financiarisation des économies caractérisée par la hausse des prix des actifs dits risqués et la dépendance de plus en plus forte de nombreux agents économiques privés (investisseurs, ménages) à la valorisation de ces actifs.
Aux rentes économiques des nouveaux monopoles, vues plus haut, se sont donc ajoutées des rentes monétaires. Pour de nombreux acteurs, ces rentes ne résultent pas d’une prise de risque assumée, mais proviennent de politiques monétaires expansionnistes quasiment irréversibles.
Pour que la politique monétaire ne soit plus expansionniste au sens littéral du terme, il faudrait, dans un premier temps, que la banque centrale réduise ses achats d’actifs, afin de réduire la progression de la taille de son bilan. Puis qu’elle arrête totalement ces achats. Et enfin qu’elle commence à revendre des actifs acquis, ce qui revient à retirer des liquidités de l’économie et donc à détruire de la monnaie, ce qui fait baisser le passif de la banque centrale.
La première conséquence de ce retournement de politique serait que, s’il n’y a pas assez d’acheteurs d’obligations qui viennent se substituer aux achats de la banque centrale, les taux longs remonteraient. Cependant, il n’est pas sûr pour autant que qu’une vraie remontée des taux se produise, car il existe – ne serait-ce que pour des raisons réglementaires – des acheteurs structurels d’obligations d’Etat (par exemple des banques et assureurs).
La seconde conséquence d’un tel tournant de politique monétaire serait une très forte diminution des excédents de liquidité sur le marché interbancaire. Et, mécaniquement, une forte remontée des taux courts du marché monétaire – par une baisse de l’offre de liquidités et une hausse de la demande de liquidités des établissements de crédit.
Les banques centrales ne suivent plus les marchés
Dès lors, dans un monde libéral normal où les forces du marché s’expriment librement, la banque centrale viendrait ratifier ces évolutions sur les marchés de taux courts. Elle remonterait ses taux directeurs, de telle sorte que les taux de marché se situent dans sa fourchette, entre le bas, c’est-à-dire le taux de dépôt, et le haut, son taux de facilités marginales.
Le problème est qu’il y a bien longtemps que les marchés libres et non « manipulés » n’existent plus. Le phénomène a débuté dans les années 2009-2011, s’est intensifié dans les années 2014-2015 et les choses se sont institutionnalisées depuis 2020.
Dans les conditions actuelles, un processus de normalisation saine de la politique monétaire n’aura jamais lieu.
En effet, il est franchement difficile d’imaginer Jérôme Powell ou Christine Lagarde regarder les marchés actions chuter de 10% en commençant à resserrer pour de bon les conditions monétaires sans coup férir. Surtout quand, quelques jours ou semaines plus tôt, toute baisse d’à peine 3% en une séance les conduisait à infléchir leur discours et à expliquer que, finalement, la politique monétaire ne que sera très progressivement moins accommodante.
Comment penser, en voyant cela, qu’ils seraient enclins à mettre en place sur un horizon long le processus de normalisation saine de la politique monétaire décrit plus haut ?
L’inefficacité économique des GAFA
On comprend mieux pourquoi la question n’est donc pas de s’interroger sur la valeur des actions technologiques en général et de celles des GAFA en particulier, et qu’il est vain de prévoir chaque début d’année l’éclatement d’une prétendue bulle. Cette bulle qui n’en est pas une n’éclatera pas.
Par contre, ce n’est pas parce que les cours sont à des niveaux stratosphériques qu’il ne faut pas se poser des questions sur l’efficacité économique des GAFA – ou, tout du moins, de certaines activités qu’elles ont développées – ainsi que sur leur productivité.
Comme nous l’avons rappelé précédemment, le cours d’une action intègre des anticipations de rentabilité et de profitabilité future. Ce cours n’a que faire de l’efficacité et de la productivité de l’entreprise, et encore moins de son utilité économique et sociale.
Naturellement si l’entreprise peut être tout à la fois rentable, efficace et productive, c’est parfait. Mais ça n’est pas obligatoire pour faire bouger le cours de l’action.
Ce que l’on ne dit pas assez, c’est que vous pouvez faire le constat d’entreprises très rentables (avec de fortes rentes de monopole dans le cas de nos GAFA) alors même qu’elles sont peu efficaces, affichent de faibles gains de productivité.
Une économie similaire à celle d’un pays de l’OCDE aujourd’hui – par exemple celle des Etats-Unis – et qui serait basée sur la génération de rentes ne peut pas être efficace. C’est ce qui explique que les gains de productivité ralentissent de façon continue.
En effet, il n’est absolument pas démontré que la digitalisation et les nouvelles technologies améliorent l’efficacité de l’économie. En pratique, c’est même l’inverse : les gains de productivité reculent dans des économies digitalisées.
C’est ce que nous développerons demain.