▪ Les taureaux haussiers ont déclenché mardi une charge pleine de fureur qui a dispersé une famille d’ours baissiers venue humer de trop près leurs verts pâturages… Ils se sont énervés pour rien, cependant, puisque les plantigrades ne sont pas herbivores. La course-poursuite a vite cessé, la tension (tout comme les indices boursiers) est rapidement retombée.
Mais peut-être les bulls sont-ils inquiets de constater qu’en broutant tête baissée l’herbe qui poussait devant eux, ils se retrouvent maintenant tout en haut des alpages… Les voilà en plein milieu du territoire des ours (et des vautours), dans une zone où la pluie peut se transformer en neige à la moindre descente d’air froid venue des pôles.
L’automne semble prendre son temps cette année. Les températures en altitude demeurent exceptionnellement clémentes — et les taureaux tournent délibérément le dos aux nuages qui obscurcissent l’horizon. Qui veut se convaincre qu’il va faire beau met des lunettes noires et s’enduit de crème solaire…
Mais qu’est-ce qui peut arriver d’encore meilleur après une hausse de 60% du S&P ou de l’Euro-Stoxx 50 en six mois ?
Les optimistes souligneront que les marchés haussiers qui ont succédé à des creux indiciels majeurs depuis 1949 ont duré en moyenne 23,7 mois — disons deux ans pour faire simple. Les investisseurs prudents se souviennent quant à eux que les gains annuels ont une ampleur moyenne voisine de 26,7%.
Sur la période s’étendant du 9 mars au 18 septembre dernier, la progression en rythme annualisée s’établit à 102%. C’est non seulement intenable mais également jamais observé dans un contexte de contraction globale de l’activité.
Certes, la progression algébrique du PIB entre -6% et -1% (pour schématiser) est indéniable, mais il s’agit toujours de dé-croissance.
▪ Pour rendre la chose plus imagée : la banquise est peut-être plus proche de son point de fonte qu’il y a six mois mais son épaisseur et sa blancheur n’ont pas varié. Spéculer sur sa dislocation et la réapparition des eaux libres d’ici début 2010 implique de parier sur la circulation d’un courant chaud qui compenserait le rafraîchissement des températures extérieures à l’approche de l’hiver.
Ce courant chaud, c’est l’arrivée au printemps dernier d’argent tout neuf dans le système financier avec la mise en oeuvre des plans de relance… La source sera bientôt tarie : ni les Etats-Unis ni les pays européens ne veulent injecter de nouvelles liquidités, tout droit sorties des presses de leurs banques centrales respectives, dans nos économies encore chancelantes (Bruxelles épingle neuf nouveaux pays de la Zone euro pour déficits excessifs).
Alan Greenspan lui-même doute de l’efficacité du TALF et du plan Geithner/Obama. Il sait mieux que personne le mauvais usage qu’en feront les banques si elles s’exonèrent de leur obligation morale de re-prêter cet argent à ceux que leur inconséquence à ruiné.
▪ L’empressement des établissements à rembourser — y compris par le biais de nouveaux emprunts — les sommes avancées par le contribuable en dit long sur leur désir d’échapper au plus vite à toute forme de contrôle de leur activité. Auraient-elles quelque chose à cacher ?
S’agissant de la fermeture de leurs filiales dans une poignée de paradis fiscaux jugés infréquentables, c’est un peu comme si les membres des "alcooliques très anonymes" renonçaient à déguster du tord-boyaux clandestin à 60° pour ne plus consommer que du rhum agricole à 55° frappé d’un timbre fiscal, ce qui en fait une boisson légale (toute coïncidence entre les pays exportateurs de rhum et les paradis fiscaux serait purement fortuite).
Mais il n’est pas un seul souci que les vapeurs d’alcool ne puissent dissiper !
▪ Le chômage touche en réalité entre 17% et 20% de la population américaine. Un emprunteur sur 10 ne peut plus rembourser ses traites sur sa maison ou honorer ses échéances de cartes de crédit. 5,4 millions de salariés sont sans emploi depuis plus de six mois et 1,3 millions de chômeurs (depuis plus de 12 mois) ne percevront plus un centime d’indemnité de la part du gouvernement d’ici fin décembre, se retrouvant totalement sans ressources.
Mais Wall Street n’a pas de souci à se faire puisque 95% des personnes concernées ne détiennent aucun portefeuille d’actions géré "en direct".
Ce ne sont pas les accidentés de la crise qui vont faire chuter la bourse car la leçon de la bulle des dot.com a été bien apprise. La Bourse n’accueille plus que les épargnants aisés, ceux qui n’ont jamais besoin de vendre… sauf pour arbitrer en faveur de placements encore plus rémunérateurs.
La véritable menace pour Wall Street, c’est l’émergence du sentiment qu’il y a mieux à faire ! La notion de "c’est trop cher" ne veut plus rien dire. En revanche, le "ça pourrait rapporter plus" s’avère souvent dévastateur pour les autres classes d’actifs.
▪ Et si vous avez gardé en mémoire nos commentaires sur la fin de règne du dollar (voir notre chronique du 7 octobre), vous voyez désormais s’esquisser un scénario qui pourrait avoir de fâcheuses conséquences sur le S&P, l’Eurotop 100 ou le CAC 40 (qui s’est effrité de 0,37% hier).
Une brusque glissade du billet vert sous les 1,485/euro pourrait provoquer une nouvelle ruée sur les matières premières, même en l’absence de hausse réelle de la demande industrielle à l’échelle mondiale. Cela engendrerait un nouvel effet de ciseau sur la consommation aux Etats-Unis et freinerait brutalement les exportations européennes, avec les conséquences que l’on imagine sur l’emploi et le moral des ménages.
A part quelques valeurs minières, les actions seraient incapables de soutenir la comparaison en matière de rendement instantané par rapport au pétrole, au cuivre, aux platinoïdes et autres métaux stratégiques. Nous avons tous encore présent à l’esprit les conséquences de ce genre de bulle sur Wall Street et les places européennes durant l’été 2008.
Les banques centrales — et la Fed la première — ne tarderaient pas à se trouver en porte-à-faux entre la nécessité de soutenir une croissance inexistante par des taux bas et le risque de voir les prix déraper, renchérissant par exemple le coût de la construction. Cela aurait pour effet de tuer dans l’oeuf tout espoir de stabilisation du marché immobilier en 2010.
▪ A très court terme, le risque principal réside dans la valorisation des actions. Les analystes ont beau clamer qu’ils n’escomptent pas observer de fort rebond du chiffre d’affaire des entreprises américaines, il faudrait que les chiffres dévoilés ces prochains jours permettent de formuler des projections de croissance des bénéfices prodigieuses pour que les hypothèses de retour sur investissement ne soient pas perçues comme sur anticipées.
Nous pourrions alors assister à la médiatisation d’une scène intitulée "taureaux grelottant sous la neige poursuivis par une famille d’ours affamés".