Les difficultés d’Evergrande ne sont que la pointe émergée de l’iceberg : les répercussions sont vastes et – tout comme en 2007/2008 – une seule entreprise pourrait tout faire basculer au niveau mondial.
La petite musique est connue.
D’abord, c’est une entreprise obscure qui ne parvient plus à faire face à ses engagements. Puis un géant too big to fail (« trop gros pour faire faillite ») qui, pourtant, passe sous contrôle de ses créanciers.
Toute ressemblance avec les Etats-Unis de 2007 et la faillite inattendue de Lehman Brothers après 158 ans d’activité, n’a rien d’une coïncidence : c’est ainsi que débutent les crises. La suite, nous la connaissons tous. Un géant, puis deux, puis trois font faillite, et l’économie réelle se retrouve au tapis.
C’est ce scénario noir qui est en train de se dérouler en Chine. Au printemps, la bad bank (structure de défaisance chargée d’accueillir des créances pourries) Huarong déposait le bilan, emportant avec elle des centaines de milliards de dollars. En cette rentrée, c’est au tour d’un promoteur immobilier, Evergrande, de ne plus être capable d’assumer ses engagements.
La faillite imminente d’Evergrande est le cri du canari dans la mine. Si l’explosion en vol de Huarong était, sinon attendue, du moins justifiée par sa structure-même, nous parlons avec Evergrande d’un acteur de taille de l’économie réelle. Le dépôt de bilan qui semble inévitable signe le passage de la crise économique chinoise de la sphère financière à l’économie productive – avec toutes les conséquences que cela implique.
La chute d’un domino à 300 Mds$
Evergrande est un groupe chinois qui n’avait rien à envier aux conglomérats japonais. Le promoteur immobilier basé à Shenzhen, ville-usine high-tech de la Chine, s’était diversifié dans un nombre incalculable d’activités.
Parcs d’attractions, véhicules électriques attaquant de front la Model 3 de Tesla, et même club de football de la ville de Canton : rien n’était trop gros pour échapper à l’emprise du groupe.
Pourtant, comme aux Etats-Unis avant 2007, la croissance d’Evergrande était une montgolfière dont le carburant était la hausse continue du PIB chinois. Avec le ralentissement économique dû au Covid-19, le groupe n’est plus en mesure d’assurer le paiement des intérêts de sa dette.
Mercredi 15 septembre, ses dirigeants ont prévenu le versement des coupons ne pourrait avoir lieu selon les modalités prévues. Or, lorsque le service de la dette n’est plus assuré, c’est que la solvabilité n’est plus qu’un vague souvenir. Une entité incapable de payer les intérêts de sa dette est loin, très loin, de pouvoir rembourser le principal. Et dans le cas d’Evergrande, celle-ci dépasse les 300 Md$ (260 Md€).
Les marchés lâchent Evergrande
Le 15 septembre, l’action ne s’échangeait plus que 2,8 dollars hongkongais, un niveau jamais atteint depuis… 2014.
Signe que le sauve-qui-peut tourne à la panique, même les spéculateurs à la baisse ne trouvent plus d’actions à emprunter pour vendre le titre à découvert. Les short sellers (vendeurs à découvert), qui doivent emprunter les titres pour les vendre, sont contraints de payer un taux d’intérêt annuel de 50% pour pouvoir dénicher des actions à emprunter !
L’assèchement de la liquidité sur les marchés, après la chute historique, est le signe que la partie touche à sa fin.
Le jeu de chaises musicales étant terminé, les créanciers doivent maintenant assumer leurs prises de position et se préparer à essuyer des pertes sévères. A l’écriture de ces lignes, la faillite du groupe est quasiment actée. La question à 300 Mds$ est réglée, mais reste une interrogation cruciale : quelles seront les conséquences pour l’économie réelle ?
La révolte de la rue
« Rendez-nous l’argent ! » C’est au son de ce cri, bien connu des Français, que les Chinois ont manifesté devant le siège social d’Evergreen à Shenzhen. Les citoyens de l’empire du Milieu ont bien compris que la faillite imminente du groupe n’avait rien d’un détail technique, mais allait au contraire se répercuter sur l’économie réelle.
Il faut dire que la bonne marche de l’activité d’Evergrande concerne directement le portefeuille des citoyens. Le promoteur avait perçu, en fin d’année dernière, des acomptes pour plus d’un million et demi de logements dont la construction n’était pas achevée.
En parallèle, sa filiale Evergrande Financial Wealth Management a émis des obligations à destination du grand public. Alléchés par des rendements pouvant aller jusqu’à 13% par an, les investisseurs n’ont pas hésité à y placer leurs économies – allant parfois jusqu’à s’endetter pour jouer sur le différentiel de taux d’intérêt. Selon les dernières estimations, pas moins de 70 000 foyers possèderaient de telles obligations dont la valeur est maintenant remise en question.
Signe que les autorités commencent à lâcher Evergrande, ces manifestations spontanées, qui font pourtant désordre dans un pays habitué à l’harmonie sociale, n’ont été ni interdites, ni réprimées. Pékin est, sur ce dossier comme sur celui de Huarong, face à un choix cornélien : il faudra choisir entre laisser les créanciers privés éponger leurs pertes ou renflouer la structure.
La différence, cependant, est de taille. Dans le cas de Huarong, il s’agissait de laisser des investisseurs institutionnels (et des étrangers) éponger les pertes d’une entreprise insolvable. Dans le cas d’Evergrande, il s’agit de laisser aux citoyens le soin d’effacer l’ardoise sur leurs propres deniers, et il n’est pas dit que les contribuables laissent s’effacer sans mot dire les économies de toute une vie.
Le début d’une spirale infernale
Quelle que soit la stratégie de sortie choisie, la faillite aura des conséquences en cascade sur l’économie chinoise. Pour les foyers ayant perdu leur argent, soit parce que le logement qu’ils avaient chèrement acquis ne sera jamais construit, soit parce que l’épargne qu’ils avaient placée est perdue à jamais, la conséquence immédiate sera une perte irréversible de pouvoir d’achat.
Or les signaux de ralentissement se multiplient dans l’empire du Milieu. La production industrielle s’est affichée en août en hausse de 5,3% sur un an, un rythme inférieur au mois précédent (6,4%). Les analystes de Barclays tablent désormais sur un rythme de croissance limité à 4,6% au troisième trimestre, et la multiplication des foyers de coronavirus dus au variant Delta ne laisse guère espérer d’amélioration.
L’expériences des subprime américains nous a montré que les premiers maillons de la chaîne économique à sauter ne sont que la partie émergée de l’iceberg. A moins d’une reprise vigoureuse de la croissance, le reste du tissu économique suit souvent le mouvement – et rien ne laisse présager d’un rebond à court terme dans l’empire du Milieu.
Le tsunami des faillites pourrait n’en être qu’à ses débuts.