** Les Etats-Unis affichent très officiellement une croissance de 3,8% au deuxième trimestre 2007. C’est un petit peu moins bien que les 4% estimés initialement… mais c’est beaucoup mieux que les 0,3% enregistrés en France. Dans notre beau pays, on obtient ainsi un acquis de croissance de 1,3% qui équivaut royalement au tiers de celui attendu cette année outre-Atlantique — et au dixième de celle mesurée dans les régions orientales de la Chine, soit l’arc Pékin/Shenzhen/Macao.
Partant de ce constat, il n’est pas très difficile de justifier le recul de 6% du CAC 40 depuis le 29 juin dernier tandis que le Dow Jones engrange +3% et le Nasdaq 100 la bagatelle de +9% (oui, vous lisez bien : +9%, soit la moitié de la performance annuelle des technologiques et autres biotechs américaines… et ce en pleine tempête du subprime).
Ces gains apparaissent presque dérisoires en comparaison de ceux qui se sont matérialisés à la bourse de Hong Kong (+24%) et de Shanghai (+36%) au cours des trois derniers mois. De tels écarts de performance (30% par exemple entre le CAC 40 et le Hang Seng) nous intriguent — et nous nous posons de nombreuses questions sur l’apparition d’un système de vases communicants entre l’Asie du Sud-Est et l’Occident.
Et si le Nasdaq 100 s’est montré le plus « véloce » à la hausse, c’est bien parce le profil des entreprises qui y sont cotées demeure le plus proche des valeurs introduites à la bourse de Shanghai ces trois dernières années.
Certes, les banques et les compagnies d’assurance ont capté une part prépondérante de l’épargne des investisseurs chinois lors des récentes IPO, mais autant comparer de lourds autobus à des Ferrari : une « valeur de croissance » à la mode chinoise voit son cours doubler tous les deux mois ! Evidemment, plus elle grimpe, plus elle attire d’acheteurs — lesquels ne savent même pas si l’entreprise concernée possède un atelier ou plusieurs usines, ni si elle est menacée de procès pour contrefaçon ou copie illicite de brevets…
** Nous l’avons déjà évoqué dans de précédentes Chroniques, mais nous voyons nos affirmations se confirmer au fil des semaines : en Chine, les investissements boursiers sont considérés comme le grand jeu à la mode. Un cadeau de naissance du 21ème siècle, en somme — un gigantesque casino où les machines à sous recrachent depuis trois ans cinq fois plus de jetons que les joueurs ne peuvent y introduire… où la table de black jack voit la banque perdre neuf fois sur dix… où la roulette ne comporte que deux cases, l’une rouge qui occupe 90% du pourtour, l’autre noire, sur laquelle est gravée l’inscription « coup nul, tentez de nouveau votre chance ».
Nous ne prétendons pas être des sinologues avertis, mais tous les amis que nous rencontrons à leur retour de Chine ou du Vietnam nous dressent ce même portrait triomphal d’une partie –nouvellement enrichie — de la population locale : les nouveaux « urbains » des beaux quartiers (ingénieurs, entrepreneurs, négociants…) affichent une formidable confiance dans l’avenir et puisent leur optimisme dans la spectaculaire montée en puissance de la demande intérieure.
La Chine et les pays limitrophes succombent à une boulimie de consommation et de dépenses d’équipement. Une centrale thermique brûlant du charbon est livrée chaque semaine, des centaines de kilomètres d’autoroute sont mis en service chaque mois, une usine de traitement des eaux ou un complexe sidérurgique ouvre chaque trimestre.
Et puisqu’il faut bien y revenir, les Asiatiques (notamment les Chinois, les Coréens et les Taïwanais) sont saisis d’une fièvre du jeu sans précédent : Macao compte trois des quatre plus grands casinos de la planète en cours d’achèvement (contre un seul à Las Vegas). Le Chinese Venitian, récemment inauguré, bat tous les records de démesure avec quelque 3 000 suites d’hôtel, 7 000 machines à sous, 1 150 tables de jeu, 350 boutiques — et rien de moins qu’un stade de 15 000 places destiné à accueillir des événement prestigieux comme des conventions internationales, des concerts, des spectacles, des tournois de tennis, des réunions de boxe, etc.
** Pendant que les commentateurs et économistes occidentaux focalisent toute leur attention sur les émissions quotidiennes de la Fed et les injections de liquidités de la BCE (nous allons y revenir), la bulle spéculative à Hong Kong ou Shanghai prend toute les apparences d’une fuite en avant.
Des experts des marchés asiatiques nous expliquent doctement qu’il n’est pas pertinent de parler de bulle spéculative prête à éclater, dans la mesure où les actions sont considérées comme un placement sans rival. Les quelques trous d’air de fin février et début juin n’ont pas découragé — loin de là — les amateurs de placements boursiers… devinez pourquoi ?
Parce que l’Etat et la Banque centrale sont si riches qu’ils disposent des moyens de stabiliser les marchés en cas de correction brutale : les autorités de Pékin l’ont démontré au début de l’été après avoir effrayé les spéculateurs en brandissant la menace d’un alourdissement de la fiscalité sur les transactions et les plus-values boursières.
Le système actuel tourne de surcroît en vase clos ; la plupart des compartiments de la cote sont réservés aux investisseurs domestiques. Cela signifie que Shanghai est relativement peu exposé à un désengagement massif des fonds étrangers comme cela avait été le cas avec la Thaïlande, la Corée et la Malaisie au cours de l’été 1997.
Vous aurez beau objecter que les arbres ne montent pas au ciel, que le gonflement de la bulle des dot.com avait obéi au même schéma technique de novembre 1998 à septembre 2000 (afflux massif de liquidités, griserie et sentiment d’invulnérabilité, complaisance des analystes, laxisme des autorités monétaires), les faits sont têtus et donnent raison aux « nouveaux capitalistes » — en guise de clin d’oeil à la défunte Nouvelle Economie — de l’Empire du Milieu.
** Nous concéderons cependant que l’envol de la bourse de Shanghai se matérialise en parallèle à une croissance d’une vigueur comparable à celle d’un dragon rugissant au milieu des pétards un soir de Nouvel an chinois. Les records historiques établis à Wall Street au début de l’été — puis retracés sans appréhension depuis 48 heures — ont été inscrits quant à eux en pleine inflexion négative du cycle économique, avec des estimations de PIB unanimement revues à la baisse de fin 2007 et jusqu’en 2009 par tous les statisticiens de la planète et la majorité des banques centrales occidentales (à l’exception des autorités monétaires helvétiques).
Dans un modèle économique orthodoxe, y avait-il une seule chance de voir le CAC 40 gagner 1% (et tester les 5 745 points) et le S&P 500 grimper de 0,5% (à 1 530 points) le jour même où les ventes de logements neufs au mois d’août aux Etats-Unis sont annoncées en baisse de 8,3% (à comparer avec un consensus de -5%) ? Elles atteignent de facto leur pire niveau depuis juin 2000 — alors qu’on était en pleine incertitude électorale, et que le Nasdaq venait de plonger de 40% en trois mois. Il était passé de 5 000 à la mi-mars à tout juste 3 000 points fin mai : de quoi écorner à l’époque le sentiment de richesse de bien des épargnants, il faut s’en souvenir !
Mais dans le modèle économique à la sauce « Greensbernanke », l’évolution des indices boursiers, des portefeuilles obligataires et des matières premières n’est en aucun cas régie par l’anticipation raisonnable des profits futurs des entreprises ou celle d’une cyclicité naturelle qui fait alterner phases d’expansion et phases de contraction : tout ne dépend que de l’offre d’argent.
Ainsi, la Fed et la BCE viennent d’accorder ces dernières 48 heures les montants les plus massifs de prêts à taux maximum (38 milliards de dollars et quatre milliards d’euros respectivement) depuis septembre 2001 et le 17 août 2007. Cette nouvelle injection de liquidités dans l’urgence nous apparaît alarmante à plus d’un titre : elle ne s’adresse qu’indirectement au grand public (ou aux emprunteurs finaux dont la baisse des revenus et du pouvoir d’achat réel ne leur laisse pas d’autre choix).
La tension des spreads (les liquidités à trois mois se négocient entre banques près de 80 points au-dessus du taux officiel BCE de 4%) trahit sans la moindre ambiguïté de nouvelles difficultés — soigneusement dissimulées aux « non initiés » — rencontrées par des gérants institutionnels, dont nous vous avions dressé la liste la veille.
Et pour conclure sur un clin d’oeil, les banques chinoises, décidément très joueuses elles aussi, ambitionnent de prendre leur part du gigantesque gâteau des ABS, CDO, CDS et autres produits collatéralisés : deux d’entre elles auraient déjà fait connaître leur intérêt pour le rachat de 20% du capital de Bear Stearns… mais Warren Buffett pourrait leur griller la politesse.
Dans le climat actuel, qui a envie de s’offrir un « ours »… hormis un trappeur qui souhaiterait faire fuir les loups ?
Philippe Béchade
Paris