▪ Tout est sous contrôle, chacun joue son rôle et l’exécution du scénario est proche de la perfection.
Les coups de théâtre sont soigneusement orchestrés pour ménager l’effet de surprise maximum tandis que des temps de répit sont ménagés pour permettre aux acteurs de changer de tenue et d’opérer quelques raccords de maquillage.
Sur le plan technique, c’est du grand art. En ce qui concerne l’intrigue, les invraisemblances passent comme une lettre à la poste grâce à l’enthousiasme des acteurs. Le problème c’est que nous sommes dans la vraie vie, pas au théâtre.
Nous n’aimons pas être livré aux caprices d’un scénariste anonyme qui adore se payer la tête du public et déjoue systématiquement ses anticipations, quitte à rendre la pièce complètement absurde et indigeste.
S’il s’agissait de théâtre d’improvisation, nous nous laisserions prendre au jeu. Rien n’est fixé à l’avance, la réaction du public (l’ennui ou l’enthousiasme) est palpable et infléchit le cours des événements.
▪ Les banques centrales sont les maîtres des marionnettes
Rien de tel depuis décembre 2011 et le premier LTRO de la BCE. Les banques centrales assument pleinement le fait qu’elles tirent les ficelles — au moins c’est clair pour tout le monde — mais cela nous choque dans la mesure où elles ne tirent leur légitimité d’aucune expression de la volonté populaire… et n’ont aucun compte à rendre à ceux dont elles prétendent piloter la destinée.
Les banques centrales sont jalouses de leur indépendance mais ne semblent prendre aucune décision qui ne favorise pas directement les établissements financiers systémiques qui s’imposent comme des partenaires très privilégiés, dans tous les sens du terme.
Ils apparaissent clairement prévenus à l’avance de tout ce qui se trame, quand ils ne sont pas directement les inspirateurs de la politique monétaire mise en oeuvre pour favoriser l’accumulation de gains faciles, souvent au détriment des Etats eux-mêmes. La BCE prête à 0,75% de l’argent qui peut être immédiatement placé à 6% sur des emprunts espagnols. Les consommateurs sont aussi des victimes : pensez aux QE qui font flamber le cours de nombreuses denrées de première nécessité et plombent à chaque fois le pouvoir d’achat des ménages.
Sachant exactement de quel argent ils vont disposer, sous quel délai et dans quelles conditions, de puissants investisseurs institutionnels ne se gênent pas pour manipuler la volatilité des marchés, pour susciter paniques artificielles et brusques remontées des cours sans lien avec l’actualité qui influence le commun des mortels.
▪ Les banques sont devenues des méga-traders
Quelques banques agissent comme des méga-traders — avec une vision court termiste qui contrecarre systématiquement les principes de comportement d’un investisseur. Elles ajustent leur stratégie en fonction d’objectifs ou de rendez-vous techniques comme des résistances graphiques ou des changements d’échéances sur les produits dérivés, ce qui sera le cas mercredi avec le VIX et vendredi avec les « Quatre sorcières ».
Les prises de position ne visent qu’à maximiser les gains sur des produits complexes et sur un horizon de temps prédéterminé (si possible très court). Elles représentent des masses de capitaux infiniment supérieures aux flux entrants (risk on) ou sortants (risk off) qui reflètent les attributs d’une gestion classique.
L’une des stratégies privilégiées consiste justement à manipuler la perception du risque. Quand tout devrait inciter à la prudence (le fameux wall of worry), les marchés se mettent à manifester une exubérance irrationnelle. Quand la situation se normalise, c’est le moment d’orchestrer le reflux des indices — et de provoquer le désarroi des acheteurs en prétextant une correction de fait accompli.
Mais le véritable tour de force des trois derniers mois, c’est d’être parvenu à convaincre les médias qu’il était naturel de payer plus cher des actifs qui rapportent de moins en moins. Cela induit que les inconditionnels de la pierre ne sont finalement pas si idiots que cela en achetant à prix d’or des studios qui certes offrent un rendement qui se contracte comme une peau de chagrin… mais il s’agit de gisements de revenus qui ne vont pas s’évaporer en quelques heures comme les actions d’un certain 6 mai 2010.
Pourquoi se détourner de placements qui procurent une incontestable sécurité pour s’exposer à des risques inconnus et des rendements décroissants — récession oblige — au motif que les banques centrales font tout leur possible pour assurer le gonflement d’une bulle… qui par expérience ne profite qu’aux initiés ?
▪ Wall Street fait du copier/coller
Le scénario qui se matérialisait à Wall Street lundi soir illustre à merveille la théorie du scénario préétabli et de la « taille unique » — un peu comme les pantoufles offertes dans les grands hôtels qui s’adaptent à tous les pieds, du 36 au 45.
Le déroulé de la séance semblait bel et bien constituer la décalcomanie de celui observé en Europe quelques heures auparavant. Nous avons assisté à une ouverture en léger repli, puis une lente (très lente) glissade qui se propageait au fil des heures, sans ralentir ni prendre d’ampleur.
Après cinq heures de transaction soporifiques au sein de corridors de fluctuation étroits comme les barreaux de cage d’un hamster, les indices américains reculaient tous de 0,45% à 0,5% — comme l’Eurofirst 600 en clôture à 17h35.
Il en émanait une sensation de profond ennui, le scénario préétabli étant exécuté sans laisser la moindre place pour l’expression d’une quelconque forme d’inattendu — le marché le réserve généralement pour les cinq dernières minutes.
La première statistique américaine de la semaine publiée à 14h30 avait pourtant de quoi surprendre. L’indice manufacturier Empire State de la Fed de New York affiche une rechute surprise vers 10,4 ce mois-ci contre 5,85 en août — alors que le consensus tablait sur un rebond vers -2 ou -3.
Les marchés n’ont enregistré strictement aucune variation mesurable lors de la sortie de ce chiffre — aucun effet de surprise donc — et le CAC 40, tout comme l’Euro-Stoxx 50 ou les futures à Wall Street, sont restés littéralement figés malgré des commentaires plutôt négatifs.
Les marchés restent en lévitation après les annonces de la BCE et de la Fed. Après avoir beaucoup monté, les indices testent des résistances annuelles (Euro Stoxx 50 à 2 600 points) ou historiques (Nasdaq proche des 3 200 points) mais personne n’ose prendre des bénéfices ni payer le marché au plus haut.
▪ L’Europe dans la cacophonie
La cacophonie du week-end entre Européens lors du sommet de Chypre n’a pas davantage suscité de prises de position. De nombreux désaccords concernant le projet d’union bancaire sont apparus ce week-end. Ils portent aussi bien sur le calendrier que sur les conditions d’aide à accorder à l’Espagne (ou au Portugal).
Les divergences sur le niveau de supervision sont également assez fortes entre le nord et le sud… et même entre parlementaires allemands.
Par ailleurs, les experts de la Troïka ont pratiquement acté la faillite de la Grèce. Afin de permettre de préparer sa sortie très problématique de l’Eurozone (surtout pour ceux qui continueront d’en faire partie), il a été décidé « d’accorder un nouveau délai à Athènes pour lui permettre de tenir ses engagements » — on nous prend vraiment pour des simples d’esprit.
Mais de toutes ces informations qui résonnent comme de fausses notes au milieu du concert de louanges adressées à la BCE, nous sommes convaincu que vous n’en avez pas entendu parler lundi : black out total sur toute dépêche susceptible de faire redescendre les marchés de leur petit nuage rose.
Cela a semble-t-il fonctionné puisque Wall Street s’est ressaisi (comme par miracle) au cours de la dernière demi-heure. Les indices américains ont ainsi effacé la moitié, voire les deux tiers de leurs pertes comme ce fut le cas pour le Nasdaq (qui cède 0,17% contre 0,5% à 25 minutes de la clôture).
Tout ce que les commentateurs anglo-saxons ont retenu à l’issue de cette séance à Wall Street, ce n’est ni l’impasse en Europe sur l’union bancaire… ni les tensions sino-japonaises du week-end… ni la soudaine chute de 4% du pétrole jusque vers 95 $. Non, non : ce qui a fait la une, c’est le test des 700 $ par le titre Apple (contre 695,9 $ vers 21h25).
Le destin de Wall Street ne se détermine plus en fonction du contexte économico-politique mondial, mais des succès commerciaux d’une firme qui permet à ceux qui n’ont pas les moyens de se payer une montre de luxe ou une grosse berline allemande d’arborer un pseudo-statut social — que certains caricaturistes dénomment « la branchitude à 19,9 euros par mois ».
Cela résume toute la philosophie de l’époque sur les marchés. La dictature du paraître, du futile, du gadget qui détourne l’attention des vrais sujets du moment.