▪ Le bulldozer haussier écrase tout débat critique sur les fondements de la hausse des indices boursiers depuis fin juillet. Sur le sommet de la cabine est inscrit "suivez la tendance" — un credo en forme d’impératif catégorique que nul n’ose désormais remettre en cause.
La plupart des gérants interviewés, qu’ils soient ou non de culture anglo-saxonne, admettent qu’ils n’ont pas d’autre choix que de suivre le mouvement. Ils savent que la belle histoire de reprise que se racontent les marchés est probablement fausse ou carrément mensongère… mais ils n’ont pas d’autre choix que d’agir comme s’ils l’approuvaient sans réserve.
Leur cerveau leur indique que le prix des actions est insensé mais la main qui pianote sur leur clavier d’ordinateur presse sur la touche achat de façon compulsive.
La spirale haussière engendre une extraordinaire schizophrénie ; une rupture vertigineuse entre le réfléchir et l’agir. Mais un autre impératif catégorique tranche le débat : ne plus penser quoi que ce soit d’une action, ni de la conjoncture sous-jacente, ni du bon sens des analystes ou des chartistes pour ne retenir que l’orientation du cours de bourse.
Ainsi la hausse se nourrit d’elle-même. Investir en Bourse devient profitable pour les intervenants les plus dociles et les moins regardants : une telle attitude intellectuelle fait froid dans le dos… mais elle est revendiquée sans états d’âme par de nombreux gérants et stratèges entendus sur CNBC ces derniers jours.
Euphorisés par les gains engrangés ces deux derniers mois, ils n’hésitent plus à faire la leçon aux sceptiques (dont nous faisons partie) : "nous gagnons de l’argent parce que nous suivons le troupeau, et ce troupeau grandit chaque jour, chaque semaine. Il continuera de le faire jusqu’à ce que le dernier mécréant se convertisse à la religion de la tendance triomphante".
Et d’asséner : "les cours montent encore parce que certains doutent des fondements de cette hausse… c’est parce qu’ils capitulent intellectuellement les uns après les autres que le mouvement peut se poursuivre. Ils deviennent ces ‘derniers acheteurs’ qui apportent à la spirale haussière l’énergie qui lui permet de se perpétuer".
Il s’agit de consentir à l’abdication de tout libre-arbitre au profit de l’arbitraire, au nom du réalisme et de l’efficacité — c’est tout ce que le client demande au trader ou au gérant.
▪ Il en résulte des arguments qui précèdent un terrible soupçon : la hausse ne se prolonge que parce qu’un certain nombre d’opérateurs refusent obstinément d’y croire, y compris pour d’excellents motifs comme en mars 2000 et octobre 2007 (ou juillet 2008 pour le pétrole).
Quel meilleur terreau pour une hausse qu’un beau mensonge économique matraqué à l’envi par des médias complices, qui appartiennent le plus souvent à de puissants groupes financiers cotés à Wall Street ?
Voilà de quoi se garantir un énorme réservoir de sceptiques pour alimenter la prochaine bulle boursière. Plus ils auront raison, plus ils perdront… et s’ils se montrent réalistes, ils renieront leurs convictions car c’est la condition première pour engranger des profits.
▪ Et voici qu’aujourd’hui, les constructeurs de maisons individuelles (notamment KB Homes) affichent publiquement leur confiance dans l’avenir. Cette réjouissante annonce tombe le jour même où les statistiques des banques font état d’une nouvelle hausse des retards de remboursement (+3% en août) et d’une contraction des crédits immobiliers la semaine dernière (-8% après -14% début septembre). Laquelle de ces deux informations Wall Street a-t-il décidé de privilégier ? Nous vous laissons deviner !
Les commentateurs se sont naturellement focalisés sur le renforcement des signaux de reprise économique avec les statistiques de la production industrielle ce mercredi et l’indice Empire State de la Fed publié mardi. L’un des vrais catalyseurs de la hausse réside cependant dans cette déclaration de Baudouin Prot, le PDG de BNP Paribas, qui affirme que les banques tricolores pourront se passer dès la fin du mois des liquidités offertes par la Société de financement de l’économie française (SFEF).
Il résume la situation d’une formule : "les échanges interbancaires se sont normalisés, les établissements de crédit français sont de nouveau en mesure de lever des capitaux sur le marché, l’aide de l’Etat n’apparaît donc plus nécessaire".
Cerise sur le gâteau, les provisions pour créances douteuses de BNP Paribas devraient être limitées à sept ou huit milliards d’euros en 2009. Ce sont certes des montants considérables, mais ils ont inférieurs aux prévisions du marché (consensus de 9,3 milliards d’euros)… D’où un vent d’euphorie qui soufflait sur les valeurs bancaires (+5% en moyenne) dans un contexte d’appétit maximum pour la volatilité et le risque.
Dès que la hausse s’accélère, les mêmes secteurs retrouvent les faveurs du marché : les parapétrolières, le secteur automobile… et les banques — l’ordre de préférence importe peu.
▪ Hier a donc été une séance de rally haussier de facture relativement classique. Elles s’inscrit dans le cadre des préparatifs liés à l’expiration des instruments dérivés dans les prochaines 48 heures, avec une incitation très forte à maximiser les gains (+20% en trois mois), sur fond de stratégie uniformément acheteuse de la part des investisseurs.
A Wall Street, le scénario devient singulièrement répétitif. Le marché ouvre en modeste hausse — voire en léger repli — puis se remet à grimper de façon à égaler systématiquement la performance des places européennes en clôture… C’est un peu comme si le même trading program systématiquement acheteur depuis 10 jours s’assurait du contrôle total des indices.
Les investisseurs qui achètent toutes les bonnes nouvelles ont continué d’ignorer les mauvaises, comme les sorties massives de capitaux des Etats-Unis en août (-97,5 milliards de dollars après -56,8 milliards de dollars en juillet)… les menaces chinoises d’arbitrage du dollar au profit d’autres actifs — comme l’or qui grimpe vers 1 019 $/once… sans oublier le manque de relais pour soutenir la production industrielle ces prochains mois après l’expiration des plans de soutien au secteur automobile fin août : le marché se passe bien d’anticiper quand ça l’arrange.
Le marché ne veut retenir que la révision à la hausse de la production en juillet à +1%, contre +0,5% initialement, et le bon chiffre du mois d’août (+0,8%).
▪ En ce qui concerne le risque que toutes les bonnes nouvelles soient bientôt "pricées" (comme si elles ne l’étaient pas déjà), les stratèges de Wall Street ont une botte secrète : "oui, en effet, les indices ont pris en compte une amélioration de la conjoncture (et certains concèdent même qu’elle pourrait être fragile et décevante)… mais les entreprises cotées ont démontré au second trimestre une étonnante capacité à préserver leur rentabilité".
"Elles vont donc continuer d’accroître leurs gains de productivité (à l’infini cela va de soi) en réduisant leurs frais… tout en profitant du rebond de la croissance mondiale, tirée par le Brésil, l’Inde et la Chine".
Nous aimerions qu’ils nous expliquent comment ils vont vendre leurs produits et faire plus de marge en abaissant les salaires, en détruisant des emplois par dizaines de millions (le cap des 20 millions de chômeurs causés directement par la crise sera atteint fin 2009)… et en se tournant vers une clientèle de pays émergents qui n’a pas les moyens d’acheter.