** Wall Street vient à nouveau de nous gratifier d’un numéro de haute voltige qui démontre que la fracture entre la réalité économique et la réalité virtuelle des marchés continue de se creuser.
La banque CIT (le financier des franchisés et de l’industrie du prêt-à-porter) serait sur le point de déposer le bilan, lâchée par le Trésor US comme Lehman 10 mois plus tôt ; ce serait la cinquième plus grosse faillite de l’histoire, derrière Coutrywide, General Motors ou Worldcom… mais devant Enron. Pendant ce temps, les indices américains s’envolent de 6,5% en quatre séances et semblent exulter à la lecture des profits de JP Morgan : 28 cents par titre au lieu de 4 cents anticipés.
La banque dirigée par Jamie Dimon avait été sauvée de la débâcle à l’automne dernier grâce à l’argent des contribuables… mais pas un cent de bénéfice ne provient des services offerts aux particuliers (prêts immobiliers, avance de trésorerie aux entreprises, cartes de crédit, etc.).
Bien entendu, ces gains proviennent — comme pour Goldman Sachs — presque exclusivement des activités de marché : de la spéculation à grande échelle et tous azimuts, pour être très clair… Ils ont aussi été engrangés grâce à des placements de titres (obligations et actions) dans le cadre d’augmentations de capital souscrites en majorité par les organismes qui gèrent nos futures retraites.
Nous n’allons pas vous apprendre que la présentation des comptes d’une banque permettent de faire apparaître à volonté des gains ou des pertes — selon que des provisions seront ou non passées sur les créances douteuses ou les engagements hors bilan (les fameux SIV gavés de dérivés de crédit en décomposition).
** Difficile en revanche de tricher lors de la présentation de trimestriels tels que ceux de Nokia dont l’activité constitue le véritable reflet de la santé de l’économie : les profits ont chuté de 73%.
Le volume d’affaires dégringole de 12% sur le marché du mobile (en un an). La direction du n°1 mondial juge que l’environnement demeure trop concurrentiel — comprendre trop "sauvage" — pour se focaliser sur la maîtrise des marges. C’est donc le maintien de la part de marché qui est privilégiée en attendant mieux.
Le titre Nokia a donc perdu 15%… Ce qui n’impacte absolument pas l’optimisme du Nasdaq, revenu à son zénith annuel à 1 870 points — comme s’il s’agissait d’une petite valeur technologique du second marché, d’une valeur correspondant à une niche non représentative du contexte macroéconomique.
Sony Ericsson n’est pas mieux loti et fait état de pertes importantes au deuxième trimestre. Or Nokia, Dell et Sony comptent parmi les cinq plus gros clients d’Intel… qui se porte curieusement très bien et se montre très confiant pour le second semestre. Nous sommes impatients de connaître leur recette miracle !
Harley Davidson voit son profit chuter de 91%, à 8 cents par titre — contre 24 anticipés, c’est pratiquement le scénario inverse de celui observé sur JP Morgan. Le constructeur s’apprête à supprimer un millier d’emplois, et révise ses perspectives de ventes annuelles en baisse de 25% à 30% par rapport à 2008.
Seuls comptent les trimestriels des banques d’affaires, qui motivent une euphorie sans précédent depuis la semaine du 9 au13 mars. Le CAC 40 engrange 7,5% et l’EuroStoxx 50 plus de 8,5%… c’est carrément surréaliste !
** Vous n’avez aucun mal à débusquer l’escroquerie intellectuelle consistant à faire passer les super-profits des super-spéculateurs pour le reflet d’une économie américaine florissante… alors que l’épargnant qui peine à régler ses factures vit dans un véritable climat de récession et même de dépression.
Wall Street et ses brasseurs d’argent à 700 000 $ par salarié (tel est le niveau de rémunération moyen qui sera probablement versé aux 39 000 employés de Goldman Sachs en 2009, mais certains toucheront des bonus de 50 millions de dollars et plus) ne se préoccupent guère de l’état de la société tel que le vit l’homme de la rue. Ils sont bien plus attentifs à l’évolution des positions long et des positions short (vendeuses) des opérateurs aux "mains fragiles", à trois jours de la séance des "Trois sorcières", qui aura lieu aujourd’hui même.
Les mauvaise nouvelles en provenance de l’économie réelle ont rendu la majorité des investisseurs plus prudents depuis début juin, ce qui les amenés à se couvrir par le biais des marchés dérivés. Cela a suffi pour quelques opportunistes réalisent qu’il y avait un maximum d’argent à faire en assénant un violent coup de massue sur la tête des ours baissiers.
L’opération apparaît d’autant plus juteuse que la majorité des opérateurs avait vu se former de splendides figures baissières de type "tête/épaules" sur la quasi-totalité des principaux indices occidentaux depuis le début du mois de mai. Cela nous avait amené il y a quelques jours à vous mettre en garde contre un scénario cousu de fil blanc.
Mais si nous anticipions 150 points de rebond technique (environ 5%) sur les planchers des 10 ou 13 juillet, nous étions loin d’anticiper 250 points d’écart, soit 9%, en trois séances et demie. De tels décalages de cours, alors que la toile de fond économique demeure toujours aussi sombre, démontrent que cette spectaculaire flambée de hausse n’a rien de naturel et correspond à un contre-pied technique savamment orchestré. Et devinez par qui ?
Le soupçon de manipulation des cours est balayé par tout un verbiage/écran de fumée à base de momentum (ce n’était plus le bon moment pour jouer la baisse)… de décalage d’anticipation sur les trimestriels (trop de pessimistes début juillet)… de contraction des "spreads de taux", censés démontrer une plus grande confiance de la part des prêteurs qui se détournent des bons du Trésor US.
La réalité est plus simple : après quatre à cinq semaines de consolidation, il s’est présenté une magnifique occasion de lessiver les vendeurs d’options (ils avaient jusqu’à ce vendredi pour se racheter) avant que la consolidation du marché reprenne normalement son cours. Croyez-vous en effet que la banqueroute de CIT constitue un événement anodin ?
Pas moins d’un million de clients — qui possèdent un commerce pour la plupart — vont être touchés. L’ardoise pourrait vider d’un coup les réserves du fonds de garantie bancaire… mais ce n’est pas grave, il n’y aura qu’à le renflouer une nouvelle fois avec l’argent du contribuable !
** En tout cas, Wall Street n’en a cure. Regardez plutôt du côté des bonnes nouvelles : le nombre des inscriptions au chômage a miraculeusement diminué de 47 000 aux Etats-Unis la semaine dernière, pour atteindre 522 000. La moyenne mobile sur quatre semaines s’inscrit en forte baisse, avec -22 500 à 584 000 ; les chiffres n’ont jamais été aussi bons depuis le 3 janvier dernier ! Oui mais voilà… les statisticiens du gouvernement évoquent une anomalie comptable liée au secteur automobile. La réalité du marché du travail pourrait être bien différente — et bien plus sombre — que les derniers chiffres ne le suggèrent.
L’activité industrielle a d’ailleurs accentué son déclin dans la région de Philadelphie en juillet, selon une enquête mensuelle publiée jeudi par l’antenne régionale de la Réserve fédérale. Alors que les analystes anticipaient une stabilité, l’indice "Philly Fed" ressort à -7,5 points, à comparer avec -2,2 en juin.
Tout ce qui précède n’empêche pas les médias de continuer à faire comme si le chien (l’économie réelle) remuait la queue (Wall Street). A l’évidence, toutefois, c’est bien la queue qui remue le chien… Elle le remue même frénétiquement, comme si de bons os — c’est-à-dire des bonus de plusieurs millions de dollars — attendaient ceux qui sont passés maîtres dans l’art d’exploiter, sinon de susciter, la volatilité des marchés.
Philippe Béchade,
Paris