Le BIT dénombre 195,2 millions d’individus répondant au statut de chômeur, soit un taux global de 6,3%. Cependant, rien qu’en France, ce sont près de deux millions de sans-emploi ou de "mal employés" qui disparaissent par la magie du retraitement des statistiques de l’Unedic ; un vif débat droite/gauche se profile à l’Assemblée Nationale au cours des jours prochains !
Le gouvernement est soupçonné par l’opposition d’avoir fait pression ces derniers jours sur l’INSEE afin qu’elle retarde, pour des raisons "techniques", la publication des statistiques relatives aux créations d’emplois : les montants annoncés seraient très éloignés de ceux annoncés par Thierry Breton et Jean-Louis Borloo.
Certes, les services à la personne ont connu un développement exponentiel… mais de nombreux postes continuent de disparaître dans le tertiaire et dans l’industrie, victimes d’une véritable hémorragie en direction des pays offrant une main d’oeuvre à bas coût.
Une des grosses ficelles tricolores à usage cosmétique consiste à éliminer des statistiques du chômage les personnes suivant un cycle de formation — qui peut ne durer que 48 heures, pourvu que ce soit entre le 28 et le 31 du mois… mais qui n’ont aucune chance de retrouver un emploi dans leur filière d’origine ou dans celles qui leur sont proposées. Le statut de pré-retraité, d’autre part, se prête particulièrement bien à l’effacement de lourds contingents d’actifs potentiels, aux compétences ne nécessitant aucune remise à niveau !
Alors imaginez la fiabilité des statistiques du chômage dans des pays où les gouvernants peuvent manipuler sans vergogne les chiffres officiels au gré d’objectifs tels que des élections législatives, ou une candidature à un statut d’adhérent privilégié à l’OMC — il faut en effet respecter certaines normes de développement et autres critères qualitatifs du BIT puis s’engager à promouvoir, autant que faire se peut, l’application des Droits de l’Homme.
Un fort taux de chômage planétaire et une concurrence féroce entre travailleurs bénéficiant — ou non — d’un embryon de couverture sociale garantit l’acceptation d’un système basé sur des bas salaires, une chasse perpétuelle aux gains de productivité, des restructurations, des compressions d’effectifs, des "campagnes de motivation" internes, des outils d’évaluation individuels inquisitoriaux recourrant à des critères quantitatifs apparentés à ceux en vigueur dans l’élevage agricole permettant d’éliminer au fil de l’eau les 20% les moins performants à un instant T.
L’effet de levier du système capitaliste permet de transformer une croissance de 3% en un retour sur investissement de 15% — et une hausse des profits de 15% en hausse de 30% du cours de bourse… lequel pourra allègrement doubler en cas de rumeur d’OPA ou de LBO.
Les 2 500 participants au Forum de Davos (qui vient de souffler ses 36 bougies) n’ont jamais cessé jusqu’à présent d’affirmer leur foi dans un progrès économique continu lié à la croissance et à la technologie, convaincus d’oeuvrer pour le bien commun. Mais ne serait-ce pas plutôt le bien d’une élite de l’élite louant des suites à 1 000 francs suisses la nuit durant toute la semaine que dure la manifestation ?
Ils plébiscitent cette "pensée unique" qu’Alain Minc a résumée d’une formule définitive : ce n’est pas la pensée qui est unique, mais la réalité.
Prenons-le au mot : la réalité, c’est un climat en cours de réchauffement rapide, ce sont des pluies acides et des réserves d’eau potable devenues inconsommables (pollution des nappes d’eau souterraines), ce sont des régions entières ravagées par des incendies incontrôlables (Australie, Californie, Malaisie, Portugal, Indonésie, Espagne).
Ce sont aussi des tempêtes de sable — combinées avec les émissions de gaz toxiques industriels — qui perturbent l’activité de centaines de millions de personnes en Chine : les affections pulmonaires tuent par dizaines de milliers. Certains experts consultés par les autorités de Pékin s’attendent d’ici 10 ans à l’afflux vers les grandes villes de 150 millions d’"exilés écologiques", qui viendront s’ajouter à autant de paysans abandonnant les campagnes pour cause de rationalisation de la production, puis aux 150 millions de chômeurs structurels constatés aujourd’hui.
Imaginez une masse d’individus, supérieure à la totalité de la population de l’Europe et de la Russie réunies, se retrouvant sans emploi en Chine à l’horizon 2015/2020… alors que 300 millions de Chinois aisés (en plus du milliard de laissés pour compte) consommeront autant d’énergie fossile et pollueront autant que les 300 millions d’Américains en 2006 !
Si la fracture sociale s’apparente déjà à un canyon en Chine — ce qui n’émeut guère les milieux d’affaires en Occident –, la fracture écologique devient en revanche un vrai enjeu géopolitique global. Après la sécurisation des approvisionnements énergétiques vient le moment de réfléchir à la sécurisation des approvisionnements en eau (les nappes phréatiques se vident et les neiges hivernales se raréfient dans les zones tempérées), puis à celle des populations résidant dans les zones côtières si la baisse de la pluviosité se greffe sur une montée, avérée, du niveau des océans.
La logique de production et d’accumulation sans limites vient se briser sur le mur physique de l’écosystème planétaire. Le ratio "efficacité"/"nuisance-instabilité" est en train de basculer au profit du second terme de l’équation.
Les participants au Forum de Davos commencent à percevoir qu’il se pose un problème de "soutenabilité" (traduction maladroite du terme anglais sustainability) de la croissance. La course au superflu matériel, qui s’alimente d’une bulle de crédit dans les pays occidentaux, s’accompagne également d’une menace d’explosion sociale — via l’exacerbation des tensions ethniques ou religieuses — dans les pays du sud.
Dès que la prospérité s’évapore, il devient difficile d’échapper au schéma classique d’une communauté accusée d’être responsable de tous les maux dont souffre l’autre. La Chine de Mao représentait un système purement clanique (peut-on se fier à un individu qui ne parle pas le mandarin ?), et tous les leviers du pouvoir furent confiés par le Grand timonier à ses compagnons de lutte de la région du Hunan.
Aujourd’hui, la région dominante est celle de Shenzhen… et ce n’est probablement pas un hasard si un ingénieur en hydroélectricité originaire de Shanghai, Hu Jintao, a été élu président de la République populaire de Chine.
Le n°1 chinois a démontré dès le début des années 70 (la Révolution culturelle était en pleine décadence) ses capacités d’adaptation — mélange de prudence politique sur le terrain et de loyauté envers ses supérieurs — dans certaines provinces parmi les plus déshéritées de l’Empire.
Se réclamant du camp des modérés, il n’en instaura pas moins la loi martiale au Tibet en 1989. Ce haut fait, associé à l’influence de son mentor Deng Xiaoping, lui vaudra en 1993 une promotion à Pékin, au poste de directeur de l’Ecole centrale — qui forme les cadres et ingénieurs de haut niveau, c’est-à-dire l’élite intellectuelle du Parti. En 1999, il fut nommé président de la Commission militaire centrale, ce qui lui a permis d’acquérir une crédibilité indispensable auprès de l’armée, condition première pour une accession aux plus hautes fonctions de l’Etat dès 1998 –nomination comme vice-président, puis en 2003 avec l’accession à la magistrature suprême.
Si nous mentionnons ce CV, c’est pour vous permettre d’anticiper dans quel sens pourrait pencher le rapport de force géopolitique mondial lorsque les Etats-Unis produisent un président dont le parcours professionnel et politique se résume à la gestion calamiteuse de microscopiques compagnies pétrolières sauvées de la faillite par l’intervention de son papa auprès de "bons amis" saoudiens… puis à l’obtention d’un poste de gouverneur du Texas grâce à une campagne financée par le cartel pétrolier en remerciement des bons et loyaux services rendus par Georges Bush Senior.
Cela dit, l’Amérique constitue une nation politiquement stable, peu susceptible de se disloquer pour cause de tensions intercommunautaires comme l’Inde en 1949, le Nigeria ou la Somalie dans les années 70, le Rwanda dans les années 90, le Soudan ou l’Irak depuis 2003.
Car en cas de troubles intérieurs, plus ou moins liés à une chute de la demande mondiale, qu’adviendra-t-il des pays émergents ? Ces cinq dernières années, ils ont surinvesti pour coller au modèle de développement prôné par le FMI ou l’OCDE, sous la houlette des Etats-Unis, de la Réserve fédérale, de la Banque du Japon et dans une moindre mesure de la Banque centrale européenne.
Une BCE qui plaide en permanence pour une modération de la hausse des salaires, mais jamais pour celle du prix du logement ou des actifs financiers. Ces deux derniers facteurs s’exercent au détriment du citoyen lambda, qui doit se résoudre à vivre loin de son lieu de travail et se contenter des 3,5% de rémunération de son plan d’épargne retraite.
Les pays émergents utilisent actuellement leurs excédents commerciaux pour permettre aux rois du gaspillage de continuer de surconsommer à crédit, ou de mener des guerres impériales absurdes, parce que l’Angleterre et les Etats-Unis sont leurs principaux clients ou servent de refuges aux grandes fortunes locales expatriées vers la City ou les Bahamas.
Beaucoup de philosophes et de politiciens s’émeuvent du problème du partage des profits issus de la mondialisation, puis de la confiscation de ceux-ci par une micro-minorité d’institutions financières (et leurs plus riches clients). Cependant, aujourd’hui, le coeur du débat ne porte plus seulement sur la question de la découpe — profondément inégalitaire — des parts du gâteau de la richesse mondiale : ce processus semble irréversible. Non, on s’interroge bel et bien désormais sur la recette dudit gâteau, alors que nombre d’experts influents commencent à reconnaître, depuis Davos, que certains composants sont hautement toxiques.
Un vent d’altermondialisme commencerait-il à souffler sur les vallées alpines des Grisons ? Un vent chaud, naturellement, car cette région est traditionnellement balayée par le foehn au printemps… sauf que nous ne sommes pas au printemps !