Paris à effet de levier, risques accrus, flou réglementaire… La tokenisation présente-t-elle une réelle opportunité pour l’investisseur individuel ?
La sphère financière mérite de nombreux reproches, mais pas celui de manquer de créativité lorsqu’il s’agit de séparer les particuliers de leur argent durement gagné.
Ces dernières années, les courtiers ont fait preuve d’une imagination sans limite pour proposer des produits toujours plus ludiques, faciles d’accès, et accessibles avec un capital toujours plus réduit. Avec l’aide des places boursières et l’assentiment des régulateurs, sont apparus des produits structurés (warrants, turbos), des CFD (contrats sur différence de prix), et même des options « zero day » (à expiration le jour même).
Tous permettent de faire des paris directionnels forts, avec effet de levier, et à court terme – trois ingrédients qui doivent déjà inciter à la méfiance pris indépendamment, mais qui représentent un véritable cocktail toxique une fois rassemblés.
De fait, selon Interactive Brokers, 60 % des investisseurs individuels qui s’exposent aux CFD perdent de l’argent. Selon une étude conduite en 2023 par Beckmeyer et al, la proportion est la même chez les particuliers qui jettent leur dévolu sur les options zero day. Cela n’empêche pas Monsieur Tout-le-monde de continuer à croire aux promesses de ces produits dérivés : les particuliers représentaient 30 % du volume d’achat des options zero day sur le S&P 500 l’été dernier, un taux qui est monté à 61 % au mois de mai 2025.
Début juin, le courtier Robinhood est allé un cran plus loin, en annonçant le lancement d’un service de tokenisation d’actions. Grâce à cette mécanique, il ouvre la voie à une cotation 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, des titres les plus populaires par le biais d’échanges sur la blockchain.
Cette initiative pourrait faire sourire si elle n’émanait pas d’une start-up qui a déjà fait ses preuves.
Peu connu en Europe, Robinhood a été un acteur majeur du grand retour de la spéculation chez les particuliers en 2020. Alors que la crise des subprimes avait détourné le grand public du boursicotage, le néo-courtier a profité de la pandémie pour inciter les millions de personnes confinées à jouer leurs allocations en Bourse. Le pari a si bien fonctionné que Wall Street parle désormais des « Robinhood traders » pour désigner la génération de particuliers qui se sont découvert une passion pour la spéculation entre 2020 et 2021.
Il y a donc fort à parier que, sans intervention des régulateurs, la nouvelle offre d’actions tokenisées trouvera son public. Comme à chaque fois, elle donnera lieu à plus d’activité sur les marchés, plus de volatilité… et plus de pertes du côté des particuliers.
La blockchain utilisée à mauvais escient
Dans son communiqué de presse, Robinhood a annoncé son intention de « tokeniser » pas moins de 200 actions américaines. En pratique, le courtier émettra des jetons sur la blockchain représentant un droit sur des actions qu’il détient.
Les particuliers s’échangeront ces « jumeaux numériques » des actions, qui resteront la propriété de Robinhood. Celui-ci se contentera de reverser les dividendes, le boni de liquidation en cas de cessation d’activité, et à terme de transmettre les pouvoirs de vote lors des assemblées générales. Les échanges passeront dans un premier temps par Arbitrum, une blockchain qui s’appuie sur le bien connu Ethereum pour gérer les contrats, avant que Robinhood ne développe sa propre blockchain de deuxième niveau.
De nombreux informaticiens considèrent que la blockchain est « une solution technique à la recherche d’un problème », et ce nouvel usage en est la parfaite illustration. Le principal intérêt de la blockchain par rapport à une base de données centralisée est de répartir la confiance sur l’intégralité des participants plutôt que sur un acteur unique.
Ce qui peut avoir de l’intérêt dans le cadre des monnaies numériques, qui ne sont alors plus soumises au bon vouloir d’une banque centrale, n’en a aucun dans le cas présent.
Robinhood restant détenteur légal des actions, un particulier qui investit dans ces actions tokenisées restera tributaire du bon vouloir et de la santé du courtier. Investir dans ces crypto-actifs n’aura donc de sens que si le client fait une confiance absolue à Robinhood : impliquer des tiers dans la gestion de la base de données n’apporte rien.
Et si Robinhood promet des transactions « moins chères et plus rapides », il faut souligner que la blockchain est une base de données par nature lente et énergivore. Robinhood aurait donc pu proposer exactement le même service avec une base de données interne : le système n’aurait pas été moins solide, mais il aurait été moins coûteux à exploiter.
En réalité, cette tokenisation est avant tout une manière de profiter de la méconnaissance du grand public sur ce qu’est vraiment la blockchain, et du flou réglementaire qui entoure ses usages.
Un produit ultra-risqué, financièrement comme légalement
Les actions tokenisées vont exposer les particuliers à de nouveaux risques, avec un potentiel de gain supplémentaire inexistant par rapport à la détention d’actions ordinaires.
Passons rapidement sur le fait que l’accès aux produits dérivés ait toujours, par le passé, été synonyme de pertes pour les investisseurs non professionnels. Opter pour des actifs tokenisés viendra ajouter à ce risque de marché un risque de contrepartie. Robinhood restant le propriétaire exclusif des actions sous-jacentes, les investisseurs pourront perdre leur mise même si l’action évolue comme anticipé.
En cas de faillite de Robinhood, de piratage de leur blockchain, ou de simple fermeture du service, ils ne pourront s’appuyer que sur la bonne volonté du courtier pour être indemnisé à hauteur du manque à gagner… si celui-ci le veut bien – et le peut !
En outre, même si le courtier fera tout pour que l’utilisation du service soit la plus simple possible, les particuliers qui l’utiliseront resteront les seuls responsables face à l’administration, notamment en termes de fiscalité.
Le concept d’actions tokenisées étant nouveau, l’incertitude est maximale quant au traitement qui sera appliqué aux plus-values. Le temps qu’il a fallu à l’administration pour statuer quant aux gains sur les cryptomonnaies et le casse-tête que représente l’utilisation de stablecoins étrangers pour un contribuable qui souhaite suivre à la lettre la doctrine fiscale actuelle ne laissent rien présager de bon pour ces crypto-actifs.
Risques additionnels, sans potentiel de gain supplémentaire : cette nouvelle offre n’est clairement pas au service des particuliers. Elle devrait, en revanche, faire la fortune de Robinhood qui pourra alors offrir à ses utilisateurs la possibilité de spéculer sans avoir à verser sa dime aux places de marché.
Plus qu’une innovation financière et technologique, les actions tokenisées représentent un transfert de richesse des opérateurs de places boursières vers le courtier. Et ce sont les investisseurs individuels qui en payeront le prix.