La plate-forme de trading Robinhood va prochainement entrer en Bourse. Avant de – peut-être – se positionner, il est important de bien comprendre son business model et d’examiner son activité en profondeur.
200 pages.
C’est la taille du prospectus publié par Robinhood en vue de son introduction en Bourse au Nasdaq. Si les modalités pratiques comme la date de l’IPO ou même sa valorisation définitive ne sont pas encore connues, la firme a toutefois levé le voile sur certaines informations qui méritent d’être soulignées et bien comprises par quiconque serait tenté de participer à l’opération.
Analyser clairement le dossier est d’autant plus complexe que l’entreprise a construit sa notoriété sur des éléments savamment médiatisés dans le but d’attiser les clivages.
Pour une certaine frange de la population, souvent de jeunes investisseurs, la start-up a permis aux « victimes de l’ultra-libéralisme » de prendre les capitalistes à leur propre jeu en faisant subir de lourdes pertes aux hedge funds vendant les actions à découvert.
Pour d’autres, Robinhood joue un jeu dangereux en incitant des personnes souvent peu formées à la culture économique, novices en Bourse, et parfois même non solvables, à spéculer sur des instruments qu’elles ne comprennent pas et à prendre des risques qu’elles ne peuvent pas assumer.
L’activité de Robinhood est-elle morale ? Rentable ?
Pour répondre à ces deux questions, il est nécessaire de décortiquer son business model.
Quand l’argent ne vient pas de là où l’on croit
Robinhood a beau jeu de claironner, depuis ses débuts, qu’elle rend le pouvoir aux investisseurs particuliers en ne se rémunérant pas sur les frais de trading comme le font les banques traditionnelles. Il est vrai que ce ne sont pas les commissions facturées à ses utilisateurs qui remplissent ses caisses.
Le cœur du business model de l’entreprise est la vente du carnet d’ordres de ses clients à des market makers qui peuvent, de par leur force de frappe et leurs infrastructure technique sans commune mesure, placer des ordres en conséquence. La vente de ces informations a représenté plus de 80% du chiffre d’affaires au premier trimestre 2021, soit plus de 420 M$.
En soi, cette pratique n’a rien de répréhensible si elle est bien comprise par les utilisateurs – le terme est important – de la plate-forme. Avec une telle répartition des flux de revenus, il est en effet nécessaire de faire la distinction entre utilisateurs, qui se servent du logiciel, et clients, qui rémunèrent significativement l’entreprise. Les premiers sont les particuliers, les seconds sont les grosses mains contre lesquelles Robinhood est censé permettre de lutter.
En maintenant la confusion, Robinhood marche dans les traces de Google et Facebook qui avaient, en leur temps, appliqué la même méthode pour financer leur activité.
Investir dans Robinhood, ce n’est donc pas investir dans la vente de services de trading mais dans une entreprise qui permet à des grosses mains de parier, avec une longueur d’avance, contre les particuliers.
Le miracle du Covid-19
Avec son marketing bien huilé et ses tarifs alléchants, le succès de Robinhood ne peut être remis en question. La start-up estime avoir capté plus de 50% des nouveaux venus au trading depuis 2016.
Son heure de gloire est venue avec la pandémie de Covid-19 qui a, du jour au lendemain, assigné à domicile des millions de personnes dont une grande partie touchait, sans travailler, des aides gouvernementales.
Les services de Robinhood ont également été plébiscités par les utilisateurs de Reddit dans leur guérilla contre Wall Street. C’est par cette plate-forme que les traders en herbe ont pu, en quelque clics et avec une mise initiale négligeable, provoquer des hausses fulgurantes de titres donnés pour morts par les analystes.
Enfin, en permettant d’investir rapidement et avec effet de levier sur un grand nombre de cryptomonnaies, Robinhood est devenu le moyen le plus facile de spéculer sur leur hausse sans avoir besoin de compétences informatiques particulières.
Avec 70% de sa clientèle entre 18 et 40 ans, Robinhood semble bien positionnée pour devenir la plate-forme de trading de référence pour la jeune génération, tout comme Google est devenu le moteur de recherche incontournable dans les années 2000.
Reste que ce succès n’est peut-être pas bâti sur des bases aussi solides qu’il n’y paraît.
Quelle pérennité pour le business model ?
Avec une valorisation initiale qui devrait tourner autour des 40 Mds$, soit l’équivalent de celle du groupe Crédit Agricole et près du double de celle de la vénérable Société Générale, Robinhood n’aura pas droit à l’erreur.
Sachant que chaque utilisateur lui rapporte, bon an mal an, une centaine de dollars, il faudra que son armée de boursicoteurs se compte en centaines de millions pour espérer valoir cette capitalisation.
Or, tout n’est pas rose sur ce front.
La base d’utilisateurs, tout d’abord, est moins solide qu’il n’y paraissait l’année dernière. Le recul de la pandémie au printemps a signé la fin de sa croissance insolente avec un nombre de traders actifs qui a décliné de plus de deux millions en mars par rapport à février.
Au premier trimestre, ce sont pas moins de 200 000 comptes qui se sont portés vers la concurrence, privant la plate-forme de plus de quatre milliards de dollars d’actifs.
Pour certains analystes, ces défections seraient la conséquence de la volonté de Robinhood de limiter le trading de meme stocks, comme AMC et GameStop, lorsqu’elles sont devenues la coqueluche des jeunes boursicoteurs activistes.
Si cette explication est la bonne, elle n’a rien de rassurant. Comment, en effet, baser une activité de long terme sur des utilisateurs qui ne rejoignent le service que le temps de faire un « coup » ? Imaginez l’avenir qu’aurait eu Google si ses visiteurs n’avaient utilisé que quelques fois le moteur de recherche, ou Facebook si chaque internaute ne restait que le temps de consulter quelques profils sans jamais créer le sien…
Pour des entreprises qui vendent sous forme de flux les données de leurs utilisateurs, leur nombre et le temps passé sur le service sont primordiaux. Des visiteurs volatiles n’ont aucun intérêt.
Même les valeurs les plus échangées ont de quoi causer quelques inquiétudes. Si les cryptomonnaies font état d’un attrait rare avec près de 10 millions d’utilisateurs actifs au premier trimestre, la valeur la plus échangée est, et de très loin, le Dogecoin.
Cette cryptomonnaie, qui a été lancée ironiquement comme un pied-de-nez aux enthousiastes du Bitcoin, a représenté à elle-seul plus de 30% du CA généré par les cryptos sur le premier trimestre 2021. Lorsque les traders reprendront leurs esprits et cesseront de spéculer sur des monnaies conçues pour ne pas avoir de valeur, l’activité de trading de cryptomonnaies sera sensiblement réduite.
Le régulateur en a (déjà) marre
Si les pays européens ont mollement réagi à la montée en puissance de Robinhood, les Etats-Unis commencent à hausser le ton. Deux condamnations ont déjà eu lieu pour pratiques trompeuses et des investigations sont toujours en cours par la SEC, la Finra ou encore l’Etat du Massachusetts.
Au total, Robinhood fait état à ce jour d’une demi-douzaine de procès intentés par des particuliers. Montés sous la forme d’actions de groupe, ils peuvent potentiellement être rejoints par quiconque s’estime lésé par les pratiques de l’entreprise. L’entreprise devra donc simultanément régler l’hémorragie d’utilisateurs et régler le risque judiciaire avant de pouvoir espérer créer de la valeur pour ses actionnaires.
Le réputé magazine Barron’s, pour sa part, voit dans l’IPO de Robinhood un des marqueurs classiques de fin de bulle. Pour ses analystes, qu’une application aussi sulfureuse puisse espérer lever autant de capitaux est le signe d’une exubérance irrationnelle des investisseurs.
La cécité des actionnaires qui acceptent d’acheter au prix fort les actions d’une entreprise peu rentable, au modèle d’affaires compliqué, et soumise à un risque législatif colossal signifie que Wall Street ne prend plus la peine d’étudier les dossiers avant d’y investir.
Difficile, au vu des éléments publiés par l’entreprise, de leur donner tort.