Ce qui arrive lorsque les profits de Wall Street se déconnectent des bénéfices des entreprises de l’économie réelle…
L’écart entre la production de l’économie réelle et les prix artificiels des actifs à Wall Street s’est légèrement resserré depuis la semaine dernière : les cours de Bourse se sont (un peu) repliés.
Le thème financier principal des dix prochaines années consistera à savoir comment cet écart se réduira plus avant. C’est également notre obsession première à La Chronique Agora.
Bien sûr, Wall Street est aussi réelle que l’économie. Nvidia fabrique des puces informatiques. Puis les vends à profit. Si vous détenez des actions Nvidia, vous pouvez les vendre et convertir cet argent en objets réels : un bateau, une voiture… un pack de bières.
La différence est que l’économie réelle des produits et services vous donne une « richesse » qui est plus ou moins tangible et fiable. Par exemple, une automobile est un objet que vous pouvez voir, toucher et utiliser. Son prix peut augmenter ou baisser, mais son utilité est assez stable et prévisible. L’automobile se dégrade lentement, jusqu’à l’usure.
C’est la raison pour laquelle la politique de taux d’intérêt ultra bas de la Fed était non seulement mauvaise sur le plan économique, mais également injuste. Elle a poussé artificiellement à la hausse les prix des actifs financiers pour les 10% les plus riches, mais n’a rien fait pour ceux qui n’en possédaient pas. Le prix du travail, vendu à l’heure, n’a quasiment pas augmenté. Les riches ne se sont pas enrichis uniquement « sur le papier ». Ils ont pu vendre des actifs pour racheter les bateaux d’autres personnes.
Scénario improbable
L’action Nvidia est également bel et bien réelle, mais spéculative. Au moment où j’écris ces lignes, vous pouvez acheter ou vendre une action Nvidia pour environ 390 $ de choses réelles. Ce prix n’est pas garanti. Et, comme il ne représente que 1,95 $ de bénéfices, il vous faudrait vendre des actions Nvidia pendant 200 ans pour récupérer votre argent, en présumant que l’entreprise distribuerait 100% de ses bénéfices sous forme de dividendes (ce qu’elle ne fera pas). Par conséquent, ce prix représente autre chose que la réalité d’aujourd’hui. Il représente des événements futurs qui pourraient ne pas avoir lieu. En fait, il est même plutôt improbable qu’ils aient lieu.
Cet écart – entre ce qui pourrait advenir et ce qui adviendra probablement – est la mesure de la punition qui nous attend. C’est le gouffre entre l’espoir et la réalité, entre l’illusion et la triste vérité, entre deux temps, le conditionnel et le futur tel qu’il surviendra. Plus l’écart est important, plus il est difficile à combler.
Et il ne s’agit pas d’une question académique ou théorique. D’après Gillian Tett, correspondante pour le Financial Times, il existe un gouffre gigantesque à combler :
« Un nouveau rapport sur l’état du bilan comptable du monde (c’est-à-dire, ses actifs et dettes par rapport à la croissance) contient une conclusion édifiante. Les experts du cabinet de conseil McKinsey estiment que, depuis 2000, le stock de richesse virtuelle (le prix spéculatif, non réalisé de tous les actifs financiers au monde) a bondi de 160 000 Mds$. »
Manipulation de cours
Le PIB mondial s’élevait à 50 000 Mds$ en 1999. Il avoisine désormais les 90 000 Mds$. Cela représente une augmentation de 40 000 Mds$. Si la marge bénéficiaire sur ce gain de PIB (services et produits réalisés) était de 5% (ce qui n’est pas le cas ; le PIB inclut les dépenses publiques, le plus gros poste de dépenses, pour lesquelles la marge bénéficiaire est nulle), cela équivaudrait à 2 000 Mds$ de bénéfices. Or, les marchés ont capitalisé ce montant par un ratio cours/bénéfices de 80 (pour obtenir ces nouveaux gains spéculatifs d’une valeur de 160 000 Mds$), un chiffre près de six fois supérieur à ce qui est considéré comme « normal ».
Avec un ratio cours/bénéfices normal, la valeur boursière de ce gain de PIB de 40 000 Mds$, correspondant à 2 000 Mds$ de bénéfices, serait de l’ordre de 25 000 Mds$.
Le reste de cette valeur, 135 000 Mds$ (160 – 25), représente le conditionnel futur : les choses pourraient se passer ainsi si nous avons beaucoup de chance. Il y a toutefois fort à parier que ces 135 000 Mds$ de richesse virtuelle n’existeront jamais sous forme tangible et fiable.
En d’autres termes, nous assistons à une flambée des cours, mais pas des bénéfices.
Les lois de l’univers, du moins celles comprises de manière intuitive par votre correspondant, n’admettent qu’une réalité. Un de ces chiffres sera erroné. Et comme les bénéfices sont largement moins susceptibles d’augmenter rapidement, et beaucoup plus difficiles à manipuler, nous pensons que ce sont les cours qui seront frappés de plein fouet.
Ajustements à la baisse
C’est la Fed qui aura le dernier mot. Pour elle, c’est l’inflation ou la mort. Si elle continuait à relever les taux, pour les ramener à l’intérieur d’une fourchette « normale », c’est-à-dire à un niveau supérieur de 2% ou 3% au taux d’inflation, les prix des actifs chuteraient. Et il est probable qu’ils continueraient à chuter jusqu’à ce qu’ils reviennent là où ils devraient se situer : à un niveau reflétant plus ou moins les bénéfices que l’entreprise concernée est susceptible de réaliser.
Dans le scénario de la « mort », la correction des prix des actifs provoquerait de nombreux grincements de dents parmi les classes supérieures.
En revanche, si la Fed abandonne le combat contre l’inflation et reprend ses mauvaises habitudes consistant à faire tourner la planche à billets et à prêter de l’argent à un taux inférieur au taux d’inflation, l’écart se réduira néanmoins, mais plus lentement et plus douloureusement.
Récemment, le piège de « l’inflation ou la mort » a été porté à l’attention de Robert Kennedy Jr., candidat à la présidence. Il a demandé : « Que pouvons-nous faire à ce sujet ? »
Il voulait savoir ce qui pouvait être fait pour éviter les dégâts que ne manquerait pas de provoquer une correction majeure. L’inflation ou la mort : aucun de ces deux scénarios n’est réjouissant.
Malheureusement, la seule chose que vous pouvez faire, c’est croiser les doigts pour que la correction soit la plus brève possible.
Lorsque vous avez une rage de dents, vous allez chez le dentiste. Vous savez que ce ne sera pas agréable. Mais si vous ne faites pas le nécessaire pour la soigner, le mal empirera.