La multiplication des lois est un très vieux travers qui tend à affaiblir le droit et à nous transformer en délinquants à notre insu. Nous avons l’antidote !
Jean-Etienne-Marie Portalis, l’éminent jurisconsulte qui figurait parmi les quatre rédacteurs principaux du Code civil de 1804, serait aujourd’hui pour le moins perplexe. Pour lui, « l’office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit ; d’établir des principes féconds en conséquences, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière ».
Tout justiciable devrait être en mesure de comprendre et appréhender les normes juridiques de son pays mais cet exercice est de nos jours bien difficile : le manque de clarté, fourmillement de nouvelles règles de droit, qu’elles soient nationales, européennes ou internationales… Il faut pouvoir s’y retrouver.
Source : https://www.wikiberal.org/wiki/Fichier:Inflation-legislative.jpg
Dans un passionnant pamphlet écrit par Cédric Parren, Le silence de la loi, vous découvrirez une analyse fine et concise de cette situation préoccupante pour la bonne santé de la démocratie. A force de perdre de son sens, la loi devient silencieuse.
Comme nous le rappelle Le silence de la loi, le fléau de l’inflation normative ne date pas d’hier et nombreux furent ceux qui mirent en garde contre le phénomène.
Extrait du Silence de la Loi
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L’inflation normative est un terme récent qui décrit une réalité ancienne. Dès qu’il y eut des hommes pour réfléchir à cette question et consigner leurs pensées, la frénésie législative est apparue parmi leurs préoccupations.
Ces témoignages révèlent que les mêmes causes produisaient déjà les mêmes effets, à savoir que le droit abandonné à une autorité n’a rapidement plus d’autre légitimité que celle procurée par la contrainte. Puisque la loi fut d’abord l’apanage des prêtres, les premiers stigmates de sa tuméfaction se trouvent chez les interprètes de la parole divine. Baptistes, esséniens et pharisiens consacraient leurs journées à détailler les commandements bibliques(1). Cette multiplication miraculeuse des préceptes, qu’il était impossible de connaître ou de suivre intégralement, ne manquait pas d’émerveiller certains fidèles. Toutefois, ce formalisme occultait le message profond de la parole divine et enfermait le pratiquant dans une obéissance stérile, dont il tirait un sentiment d’accablement ou – pire – de supériorité.
Le premier système juridique relativement autonome à l’égard de la religion, le droit romain, souffrait des mêmes travers. L’historien Tacite notait en l’an 110 après Jésus-Christ que « plus la République est corrompue, plus les lois sont nombreuses« . Quatre siècles plus tard, l’empereur byzantin Justinien Ier déclarait au sujet de ses efforts de codification et de compilation du droit : « après avoir placé dans une harmonie parfaite les constitutions impériales, auparavant confuses, nous avons porté nos soins sur les innombrables volumes de l’ancienne jurisprudence ; et dans cette entreprise désespérée, voguant pour ainsi dire à pleines voiles, déjà la faveur du ciel nous a conduits au but. »(2)
Trois siècles avant JC, la loi prétendait déjà fixer l’espacement des semences dans les champs
La situation était similaire à l’autre bout du monde. Au IIIe siècle avant notre ère, la dynastie Qin alla jusqu’à réglementer l’écartement des graines plantées dans les champs. Il aurait pu s’agir d’une anomalie éphémère, si un lettré chinois n’avait pas retranscrit une réunion organisée en 81 avant Jésus-Christ entre des disciples de Confucius et des ministres de l’empereur Han Zhaodi : « les lois ne doivent servir qu’à corriger les mauvais penchants de ceux qui se sont fourvoyés. Elles ne sont pas un principe de gouvernement. […] Un peuple perdu dans un labyrinthe de règlements ne peut éviter de les transgresser. […] Notre code renferme plus de cent articles sur chaque cas […]. Alors que des magistrats rompus à toutes les subtilités de la justice ne peuvent interpréter la loi, vous voudriez que le bas peuple la comprenne ? Peut-on demander à des ignorants de déchiffrer des articles si abstrus et si poussiéreux que les lettrés eux-mêmes n’y parviennent qu’avec effort ? Si bien que le nombre de délinquants augmente encore plus vite que celui des condamnés. »
Montaigne, Montesquieu, Rousseau : même combat
En ce qui concerne la France, le problème est lui aussi séculaire. Sous l’Ancien Régime, le roi légiférait au moyen d’édits, d’ordonnances et de lettres patentes. Ces actes s’ajoutaient aux privilèges et aux coutumes des provinces(3), ainsi qu’aux décisions rendues par les parlements. Cette situation complexe avait engendré un droit foisonnant, comme le regrettait Montaigne : « nous avons en France plus de lois que le reste du monde ensemble, et plus qu’il n’en faudrait à régler tous les mondes d’Epicure. Qu’ont gagné nos législateurs à choisir cent mille espèces et faits particuliers et à y attacher cent mille lois ? […] [Les lois] les plus désirables, ce sont les plus rares, simples et générales.«
Un siècle et demi plus tard, le constat est identique pour Montesquieu : « la plupart des législateurs ont été des hommes bornés, que le hasard a mis à la tête des autres […]. Ils se sont jetés dans des détails inutiles ; ils ont donné dans les cas particuliers, ce qui marque un génie étroit qui ne voit les choses que par parties, et n’embrasse rien d’une vue générale. […] Il est vrai qu’il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare, et, lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante. » Dans un ouvrage ultérieur, il persiste : « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires. » Jean-Jacques Rousseau renchérit : « plus vous multipliez les lois, plus vous les rendez méprisables : et tous les surveillants que vous instituez ne sont que de nouveaux infracteurs destinés à partager avec les anciens, ou à faire leur pillage à part. »
Instruits par le passé, les rédacteurs du Code civil de 1804 ont prévenu leurs successeurs : « les lois ne sont pas de purs actes de puissance ; ce sont des actes de sagesse, de justice et de raison. […] [Le législateur] ne doit point perdre de vue que les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois ; qu’il faut être sobre de nouveautés en matière de législation, parce que s’il est possible, dans une institution nouvelle, de calculer les avantages que la théorie nous offre, il ne l’est pas de connaître tous les inconvénients que la pratique seule peut découvrir ; qu’il faut laisser le bien, si on est en doute du mieux ; qu’en corrigeant un abus, il faut encore voir les dangers de la correction même ; qu’il serait absurde de se livrer à des idées absolues de perfection dans des choses qui ne sont susceptibles que d’une bonté relative ; que l’Histoire nous offre à peine la promulgation de deux ou trois bonnes lois dans l’espace de plusieurs siècles. »
Ces avertissements n’ont pas été entendus. L’histoire du XXe siècle se caractérise par un coup d’Etat réussi de l’exécutif contre le législatif et par la consécration du droit comme instrument de pouvoir – et donc d’oppression. Les régimes communistes et nazis incarnent mieux que tout autre ce forfait, dans la mesure où ils l’ont porté à sa quintessence…
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Le silence de la loi vous révélera bien d’autres anecdotes savoureuses. Saviez-vous que si nous voulions graver sur une stèle, tel Hammurabi en son temps, l’ensemble de la législation actuellement en vigueur en France, celle-ci mesurerait 3 208 mètres de hauteur ! « Erigée à Paris, elle projetterait son ombre jusqu’au Caire ». La stèle d’Hammurabi taillée à Babylone en 1750 avant J.C. ne mesurait que deux mètres de haut et regroupait l’ensemble de la législation de son royaume.
La nature profonde de l’Homme a-t-elle tellement changé pour que nous ayons besoin d’autant de lois ? Non, justement, cette nature n’a pas changé, comme nous le rappellent ces voix du passé et c’est pourquoi nous devons lutter contre notre penchant naturel à l’inflation normative.
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1. Un processus commun à toutes les religions, puisqu’aujourd’hui la jurisprudence juive – Mishpat Ivri – couvre entre autres le copyright, et la jurisprudence islamique – Fiqh – les véhicules financiers.
2. Institutes de l’empereur Justinien, Librairie de jurisprudence de H. Tarlier, Bruxelles, 1834, p. 3 (constitution préliminaire). Justinien ajoutait (p. 5) que « jusqu’ici, quatre années suffisaient à peine aux plus avancés pour arriver à la lecture des constitutions impériales ». Aujourd’hui, une vie ne suffirait probablement pas à lire la production législative et réglementaire française.
3. Ce qui permettait à Voltaire de dire : « on change de lois en changeant de chevaux de poste. »