Le faible intérêt à court terme de la pratique justifie-t-il de l’interdire, ou de la taxer jusqu’à la faire disparaître ?
Après les habituelles indignations contre le versement de dividendes, voici que les rachats d’actions sont aujourd’hui dans le viseur des contempteurs d’un « capitalisme devenu fou ».
En France comme aux Etats-Unis, cette manière de rémunérer indirectement les actionnaires a connu un engouement sans précédent l’année passée. Parce qu’elle permet d’éviter la taxation qui frappe, dans la plupart des pays, la perception de dividendes, elle a de plus en plus les faveurs des gérants et des investisseurs qui n’ont pas besoin de revenus immédiats.
Constatant les montants record distribués en 2022 par ce biais, une partie de la classe politique et de l’opinion publique est vent debout contre ce qui serait une énième dérive du capitalisme, en France comme à l’étranger.
Début février, le président américain Joe Biden a appelé durant le traditionnel discours sur l’état de l’Union à « quadrupler la taxe sur les rachats d’actions afin d’encourager les investissements de long terme ». En France, la critique n’est plus limitée à la frange gauche de l’hémicycle et certains députés du groupe Renaissance étudieraient, selon La Tribune, une fiscalité dédiée qui pourrait être appliquée à cette pratique.
Derrière les arguments avancés par ceux qui souhaitent limiter cette pratique sans oser l’interdire se cache un fil rouge : l’idée que les entreprises feraient un mauvais usage de leurs deniers. Les rachats d’actions seraient une manière d’échapper à l’impôt, nuiraient à la compétitivité des entreprises, et représenteraient une rémunération cachée pour les actionnaires. En d’autres termes, cet argent serait mieux utilisé par l’Etat.
Il faudrait donc limiter la pratique pour permettre une utilisation plus vertueuse – souvent redistributrice – des bénéfices issus de l’activité des entreprises. Ces critiques démontrent une méconnaissance du mécanisme de rachat d’actions, et sont souvent le symptôme d’une simple volonté de collectivisation des fruits de l’actionnariat privé.
Un mécanisme simple et mal compris
Le principe du rachat d’actions est, pour une entreprise, de racheter ses actions sur les marchés cotés, puis de les retirer de la circulation.
Traditionnellement, ce sont les liquidités disponibles qui sont utilisées à cet effet. Lors de la clôture d’un exercice, la direction met de côté une partie des bénéfices réalisés pour procéder dans les mois suivants au rachat d’actions, comme elle le ferait pour le versement de dividendes.
Le cas d’Apple, qui a défrayé la chronique lorsque le groupe a utilisé l’endettement bancaire pour financer ses rachats d’actions, est particulier : Apple a simplement emprunté aux Etats-Unis des sommes garanties par des liquidités détenues à l’étranger. Il s’agissait non pas de s’endetter pour racheter des titres, mais de décaler dans le temps la fiscalité du rapatriement des bénéfices extraterritoriaux. Cet exercice d’optimisation fiscale est loin de représenter la pratique courante : la plupart des groupes, même internationaux, règlent les rachats d’actions avec les liquidités qu’ils détiennent.
Dans la mesure où il n’y a aucun versement d’argent aux actionnaires, ceux-ci n’ont pas à déclarer de revenu. L’opération est donc fiscalement transparente pour eux, contrairement à la perception de dividendes (imposée à 30% en France, et jusqu’à 25% aux Etats-Unis).
Des records de rachats d’actions
La pratique se démocratise : en 2022, les entreprises du CAC 40 ont mobilisé plus de 23,7 Mds€ pour racheter leurs propres actions. La somme est loin d’être négligeable puisqu’elle représente plus de 41% des montants détachés en dividendes sur la même période (56,5 Mds€). C’est ainsi près du tiers de la rémunération aux actionnaires qui est versée indirectement.
La tendance est identique dans toute l’Europe, où les entreprises ont dépensé, à l’échelle du continent, plus de 160 Mds€ (dont 18,4 Mds€ en Allemagne et 8,7 Mds€ en Italie).
Les montants sont encore plus impressionnants aux Etats-Unis où, selon un décompte de Birinyi Associates, les montants déboursés auraient dépassé les 1 000 Mds$, pulvérisant le précédent record de 881 Mds$ établi en 2021.
C’est un fait : la mode venue des Etats-Unis est désormais mondiale. Cependant, l’engouement pour cette pratique a de quoi étonner, au vu de ses bénéfices réduits pour les actionnaires.
Une rémunération décalée… et peu efficace
La théorie derrière la rémunération en rachat d’actions est qu’elle enrichirait les actionnaires en augmentant les différents ratios boursiers de l’entreprise, et tirerait ainsi à la hausse le prix des actions.
Dans la théorie, une entreprise cotée 100 $ en Bourse qui rachèterait la moitié de ses actions devrait voir le cours de ses titres passer à 200 $. Les actionnaires auraient ainsi une plus-value latente qu’ils pourraient matérialiser quand bon leur semble et payer, au moment choisi, l’impôt sur les plus-values de cessions.
La pratique serait donc plus intéressante que le versement de dividende par le décalage temporel de l’imposition.
Cette modélisation simpliste ne correspond cependant pas à la réalité.
La première raison est que, à l’instar du détachement de dividende, le rachat d’action ne crée pas de richesse. L’argent utilisé pour le rachat d’actions faisait partie des capitaux propres de l’entreprise et disparaît : la valeur comptable de l’entreprise s’en trouve diminuée d’autant. Seuls les investisseurs qui valorisent les entreprises sans tenir compte de ses fonds propres verront les ratios s’améliorer par magie : pour les autres, le cours de l’action n’a aucune raison de partir à la hausse alors que la valeur totale de l’entreprise n’a pas bougé d’un iota. De la même manière que le détachement d’un dividende fait baisser d’autant la valeur d’un titre en Bourse, le rachat d’actions n’a pas de raison de la faire décaler à la hausse.
Le bénéfice pour les investisseurs est d’autant plus virtuel que les marchés sont connus pour avoir des vagues d’euphorie et de pessimisme qui font considérablement varier les valorisations. Un programme de rachat d’actions représentant plusieurs pourcents de la capitalisation boursière est considéré comme colossal : il ne compense pourtant souvent que quelques heures ou quelques jours de variation de la valeur boursière. Ainsi, il est rare que les rachats d’actions aient un effet direct sur l’évolution boursière d’un titre à court terme.
C’est seulement à moyen terme que les investisseurs voient se matérialiser l’intérêt du mécanisme : lors des exercices suivants, tout bénéfice net réalisé sera effectivement partagé entre moins d’actions en circulation. Toutes choses égales par ailleurs, le détachement de dividende pour chaque action détenue pourra être augmenté sans surcoût pour l’entreprise.
Ce jeu de billard à trois bandes, décalé dans le temps et dont l’intérêt est uniquement quantifiable pour les entreprises qui versent des dividendes, est donc loin d’être une martingale.
A qui appartient l’argent des actionnaires ?
Etudier dans le détail les rachats d’actions, c’est réaliser qu’il s’agit plus d’une mode venue des Etats-Unis que d’un mécanisme optimisé de rémunération des investisseurs.
Ils sont immédiatement coûteux pour les entreprises, ne représentent pas une rémunération tangible à court terme, et même leurs effets de long terme s’avèrent difficilement mesurables tant le nombre de variables impliquées est grand.
Dès lors, en tant qu’investisseur, mieux vaut privilégier les entreprises qui versent un vrai dividende que celles qui s’adonnent aux rachats d’actions. N’oubliez pas que, sur la totalité du cycle de vie d’une entreprise, les dividendes sont la seule source de rémunération des actionnaires (à l’exception d’un hypothétique boni de liquidation). Les variations de prix boursières ne sont pas un revenu versé par l’entreprise mais un jeu à somme nulle entre spéculateurs.
Le faible intérêt de la pratique ne justifie pas toutefois de la réguler ou de l’interdire.
Actuellement, les entreprises les plus actives sont les sociétés pétrolières, minières, et les sociétés financières. Toutes ont signé un exercice 2022 exceptionnel après des années compliquées : fanfaronner auprès des actionnaires avec un montage à la mode mérite bien de dépenser quelques milliards.
Et si cette dépense n’est pas du goût de certains actionnaires, ils peuvent sanctionner le titre en Bourse – c’est même la fonction première des marchés. Les gérants, intéressés au cours de l’action, cesseront alors d’eux-mêmes de proposer des plans de rachats d’actions.
Mais après deux ans d’économie administrée pour cause de pandémie, suivis d’une économie de guerre de plus en plus pesante dans le PIB, les quelques industries encore à même de générer des profits n’ont pas besoin de voir des bonnes âmes bien intentionnées leur imposer, depuis les ministères, comment leur marge doit être utilisée.