Il existe une catégorie sociale qu’on appelle les mandarins, d’après le titre des mémoires fictifs de Simone de Beauvoir qui l’emprunta au nom qu’on donnait aux érudits sous la dynastie Ming, lesquels le donnèrent à la langue chinoise, le mandarin. Nous avons toujours su que cette classe sociale existait mais nous n’avons pris conscience de son importance – et de son caractère pernicieux – qu’en observant les réactions de ses membres aux travaux de l’économiste français Thomas Piketty.
A la suite de Karl Marx, Piketty a écrit un livre ambitieux sur le capital. Mon éditrice aux Belles Lettres me l’a offert quand il n’existait encore qu’en français (et qu’il était inconnu hors de France) parce que je trouve louable de publier sous forme de livre la version originale de ses travaux non mathématiques dans le domaine des sciences sociales. Cet ouvrage, Le Capital au xxie siècle, dénonce avec véhémence la montée alarmante des inégalités, accompagnant ce propos d’une théorie sur la raison pour laquelle le capital a tendance à générer trop de revenus par rapport au travail salarié, et sur la façon dont, faute de redistribution et de réappropriation des richesses, le monde pourrait s’effondrer. La théorie de Piketty sur l’augmentation des revenus du capital par rapport au travail salarié est clairement erronée, comme le sait quiconque a été témoin de la montée de ce qu’on appelle « l’économie du savoir » (ou qui a eu des investissements en général).
De toute évidence, quand on dit que l’inégalité a changé de l’année un à l’année deux, on est tenu de montrer que ceux qui se trouvent au sommet sont les mêmes – ce que Piketty ne fait pas (n’oubliez pas qu’il est économiste et qu’il a des problèmes avec les choses qui changent). Mais ce n’est pas tout. Nous nous sommes rapidement aperçus que, non content de tirer des conclusions de mesures statiques de l’inégalité, les méthodes qu’il utilisait étaient erronées : les outils auxquels il recourait n’étaient pas adaptés à ce qu’il prétendait démontrer sur l’augmentation de l’inégalité. Il manquait de rigueur mathématique. J’ai rapidement écrit deux articles (l’un en collaboration avec Raphael Douady, l’autre avec Andrea Fontanari et Pasquale Cirillo, publiés dans la revue Physica A : Statistical Mechanics and its Applications) sur la mesure de l’inégalité consistant, par exemple, à prendre possession des 1% supérieur et à suivre ses variations. Le hic est que si l’on prend l’inégalité ainsi mesurée dans l’ensemble de l’Europe, elle sera plus élevée que l’inégalité moyenne dans les pays qui la composent ; la gravité de cette tendance augmente en présence de processus qui génèrent un niveau élevé d’inégalité. Au final, ces articles comportaient assez de théorèmes et de preuves pour constituer des travaux aussi solides qu’il est possible d’en trouver dans le domaine scientifique ; bien que ce ne fût pas nécessaire, j’ai tenu à mettre ces résultats sous forme de théorème parce que personne ne peut contester un théorème formellement prouvé sans remettre en question sa propre compréhension des mathématiques.
Si l’on ignorait l’existence de ces erreurs, c’est parce que les économistes qui travaillaient sur l’inégalité… ne savaient pas ce que c’est. L’inégalité est la disproportion du rôle de la queue de distribution – les riches se trouvent dans les queues de distribution(2). Plus le système est inégal, plus l’effet « le gagnant rafle la mise » est important, plus on s’éloigne des méthodes du Médiocristan à queues minces auxquelles les économistes ont été formés. Le processus de richesse est dominé par l’effet « le gagnant rafle la mise ». Toute forme de contrôle de ce processus – généralement initié par les bureaucrates – tend à enfermer les privilégiés dans leur situation d' »ayant droit ». La solution consiste donc à permettre au système de détruire les forts, et c’est aux Etats-Unis que cela fonctionne le mieux.
Il y avait toutefois beaucoup, beaucoup plus grave qu’un universitaire qui se fourvoie.
Le problème, ce n’est jamais le problème ; c’est la manière dont on le gère. Pire que les erreurs de Piketty, il y eut la découverte de la manière dont fonctionnait la classe des mandarins. Les « preuves » de l’augmentation de l’inégalité suscitèrent chez ses membres un émoi tellement prématuré que leur comportement eut le même effet que de fausses nouvelles. En fait, c’était bel et bien de fausses nouvelles. Les économistes furent tellement enthousiasmés qu’ils portèrent aux nues l' »érudition » de Piketty parce qu’il parlait de Balzac et de Jane Austen, ce qui revient à qualifier admirativement d’haltérophile quelqu’un qu’on a vu traverser le terminal B en portant un attaché-case. Et ils ignorèrent royalement mes résultats (et quand ce ne fut pas le cas, ce fut pour déclarer que j’étais « arrogant » – pour rappel, la stratégie consistant à recourir aux mathématiques formelles permet d’empêcher qu’on vous reproche de vous tromper ; ils eurent recours au terme « arrogant », ce qui est une forme de compliment scientifique). Même Paul Krugman (économiste actuellement célèbre et intellectuel connu du grand public) avait écrit : « Si vous croyez avoir trouvé une faille évidente, empirique ou logique, chez Piketty, vous devez vous fourvoyer complètement. Il a fait ses devoirs ! » Quand je le rencontrai et lui montrai les faiblesses du travail de Piketty, il les éluda – sans nécessairement penser à mal, mais très probablement, et de son propre aveu d’ailleurs, parce que les probabilités et les analyses combinatoires lui échappaient.
Songez maintenant que des types comme Krugman et Piketty n’ont pas de problèmes dans l’existence – la réduction des inégalités leur permet de gravir l’échelle de la vie. A moins que le système universitaire ou l’Etat français ne fassent faillite, ils continueront à toucher leur salaire. Le type ruisselant de chaînes en or que vous venez de voir dans ce restaurant de steak-frites risque de finir un jour ou l’autre à la soupe populaire – mais pas eux ; de même que ceux qui vivent par l’épée périront par l’épée, ceux qui gagnent leur subsistance en prenant des risques la perdront en prenant des risques(3).
Si l’on a fait tout un plat de Piketty aux Etats-Unis, c’est parce que l’enthousiasme général qui a accueilli son livre était représentatif du comportement de cette catégorie de gens qui adorent théoriser et s’engager dans une fausse solidarité avec les opprimés tout en consolidant leurs privilèges.
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1. Ce paragraphe est technique et peut être sauté par ceux qui savent déjà que les universitaires spécialisés en économie sont bidons (ou qui n’ont pas besoin qu’on les en convainque).
2 . Le type de distribution – dite « à queue épaisse » – associé à l’inégalité rend les analyses beaucoup, beaucoup plus délicates, et j’en avait fait ma spécialité. Au Médiocristan, les changements qui surviennent au fil du temps résultent des contributions collectives du centre, du milieu. En Extrêmistan, ces changements viennent des queues. Désolé si cela ne vous plaît pas, mais ce sont des résultats mathématiques.
3 . Si le processus se caractérise par des queues de distribution épaisses, la richesse est générée au sommet, ce qui signifie que des augmentations de richesse conduisent à des augmentations de l’inégalité mesurée. Au sein de la population, la création de richesse est une suite de petits paris sur la probabilité. Il est donc naturel que le bassin de richesse (mesuré en années de dépenses, comme le fait Piketty) augmente avec la richesse. Prenez 100 personnes, pour une queue qui correspond à notre mesure, la richesse additionnelle devrait émaner d’une personne, alors que les 50 personnes restantes du bas de l’échelle n’y contribueraient en rien. Ce n’est pas un bénéfice à somme nulle : éliminez cette personne, et il n’y aura quasiment pas d’augmentation de la richesse. En fait, le reste des gens bénéficient déjà de la contribution de la minorité.
Nassim Taleb
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