** Dans la mesure où les investisseurs professionnels peuvent emprunter de l’argent en yens à des taux d’intérêt de moins de 1% par an, ils le font. Ils empruntent l’équivalent de centaines de milliards de dollars en yens, puis achètent toute action, obligation, matière première ou produit dérivé susceptible de produire plus de 1% de revenu par an… et bien plus, de préférence. Cela s’appelle le carry trade.
– Dans la mesure où 1% n’est pas franchement infaisable, en termes d’investissement, le carry trade semble tout à fait évident pour les génies scientifiques comme pour les gestionnaires de hedge funds. Mais cette manœuvre financière à effet de levier n’est pas sans risques… même si elle peut le paraître pendant de longues périodes de temps.
– Imaginons par exemple qu’un investisseur doté d’un million de dollars veuille faire grimper cette somme à quatre millions de dollars. Il emprunte donc l’équivalent de trois millions de dollars en yens, à 1% par an (pour remettre tout ça en perspective, les obligations gouvernementales japonaises à un an ont un rendement misérable de 0,64%, tandis que celles à cinq ans rapportent 1,17% et celles à 10 ans, 1,63%). Imaginons qu’il utilise ses quatre millions de dollars pour acheter des T-Bonds US rapportant 5%. Un rendement de 5% sur quatre millions de dollars produit 200 000 $ d’intérêts. Une fois soustraits les 30 000 $ d’intérêts à payer (c’est-à-dire 1% de trois millions de dollars), l’investisseur recevrait 170 000 $ nets, soit un rendement de 17% sur son million de dollars de capital réel. Pas mal, pour des obligations.
– Mais il y a un petit souci. La valeur du yen n’est pas gravée dans la pierre. En fait, elle ne s’appuie sur rien, sinon sur les caprices des marchés financiers. Si la valeur du dollar par rapport au yen devait chuter ne serait-ce que de 4% durant une année, notre acheteur hypothétique commencerait à perdre de l’argent. Une chute de 5% entraînerait une PERTE de 30 000 $… et quelques soucis. Une baisse de 6% produirait une perte de 70 000 $… et une légère panique.
– Et n’oublions pas que dans le monde réel, la douleur subie par notre spéculateur pourrait être bien plus insupportable que le suggère notre exemple. Une chute de 6% causerait une perte immédiate de 240 000 $ (24%) de son capital, tandis que les 170 000 $ qu’il espère engranger sur cette position ne feraient qu’arriver au compte-goutte, mois après mois. Donc si notre investisseur devait subir une perte immédiate, il n’aurait peut-être pas envie de continuer à prendre des risques simplement pour récupérer ses 170 000 $ au cours des 12 mois qui suivent. Voilà pourquoi une chute de 10% dans le cours dollar/yen pourrait provoquer une ruée vers la sortie… pour une grande variété de carry trades.
– "Quelles sont les chances de voir une chute de 5% se produire ?", vous demandez-vous peut-être.
– "Nous n’en savons rien", répondrions-nous, "… sauf que ça vient juste de se produire".
– En six séances seulement — du 26 février au 5 mars — le dollar a chuté de plus de 5% par rapport au yen. Après une baisse d’une telle férocité, on ne peut plus distinguer l’œuf de la poule. Une hausse du yen (c’est-à-dire une chute du taux de change dollar/yen) produit des pertes pour tous les carry trades. Ces pertes poussent certains investisseurs à liquider leurs positions, ce qui signifie qu’ils doivent rembourser les yens préalablement empruntés. Leurs achats font grimper plus encore la devise japonaise, ce qui augmente d’autant les problèmes des autres investisseurs positionnés en carry trade. C’est le cercle vicieux.
** L’an dernier, le taux de change dollar/yen a suivi de près la tendance de prix de l’indice MSCI des marchés émergents. Il y a plus : les changements de tendance majeurs dans le taux dollar/yen ont précédé les changements de tendances sur le MSCI d’un mois environ.
– Cette connexion apparente ne signifie peut-être rien, en termes quantitatifs. Ce pourrait être un accident. Mais si l’on supposait un lien entre les deux, quel pourrait-il être ?
– Peut-être le fait qu’une chute de la "croix dollar/yen" (terme technique employé par les traders professionnels) reflète, à la marge, le remboursement des emprunts en yens finançant les carry trades. Chaque fois que les spéculateurs clôturent leurs emprunts en yens, ils vendent également les actifs financés par leurs emprunts. Un procédé identique fonctionnerait dans une situation inverse : une vague d’emprunt de yens permettrait une vague d’achat d’actifs.
– Et dans la mesure où un yen emprunté aujourd’hui ne doit pas nécessairement être investi immédiatement, il n’est pas difficile d’imaginer qu’un délai se produirait entre une vague d’emprunts de yens et une vague d’achats d’actifs. Le processus opposé pourrait lui aussi se produire après un délai. Mais il y a une différence très importante entre acheter des yens pour financer la spéculation et rembourser ces yens.
– L’emprunt de yens ne se produirait jamais dans des conditions difficiles ; le remboursement de ces yens, si. En fait, c’est probablement ce qui s’est passé il y a une dizaine de jours. Si les actifs financés en yens chutaient soudain sévèrement, cette glissade pourrait facilement produire le genre de pertes qui déclencherait un débouclage forcé des positions spéculatives — y compris celles financées par les yens.
– Nous trouvons donc curieux que la croix dollar/yen ait adopté une relation si proche, en termes temporels, avec la tendance des marchés boursiers mondiaux. Ces derniers temps, ces deux facteurs financiers ressemblent à des nageurs synchronisés — qui auraient du mal à surnager.
– En fait, on dirait même que le carry trade en yens est sur le point de se noyer… entraînant son partenaire sous l’eau avec lui.