Qu’est-ce qu’un désastre ? Les racines latines du mot sont dis et astro. Littéralement, ces deux termes combinés signifient "mauvaise étoile". Dans les temps antiques, si vous offensiez les dieux, ces derniers alignaient les étoiles contre vous et attiraient une série d’événements malheureux sur votre maison, sinon sur votre tête. Le mot lui-même en est venu à signifier, selon le Larousse, "catastrophe, événement funeste ; grand malheur, dégâts qui en résultent". Examinons quelques exemples, pour illustrer cette définition.
Dans l’Antiquité, on a rarement vu événement plus désastreux — ou entraînant de pires dégâts — que l’invasion athénienne de la Sicile en 415 av. J.C.. Ce désastre a été conté par Thucydide dans son oeuvre classique "Histoire de la guerre du Péloponnèse". Voici une version courte de cette histoire : les Athéniens étaient en guerre contre leurs voisins de Sparte depuis de nombreuses années ; ils décidèrent finalement de tenter de briser ce qui était devenu une impasse militaire. Les Athéniens choisirent de déborder leurs ennemis en envoyant une armée par la mer Méditerranée vers la Sicile, menaçant ainsi l’arrière des positions spartiates.
Je parlais plus haut d’offenser les dieux — visiblement, quelqu’un parmi les Athéniens avait commis un faux pas gravissime (selon Thucydide, il s’agissait d’Alcibiade, mais qu’en savons-nous vraiment ?). Les Athéniens étaient pleins d’orgueil à la perspective de leur propre succès. Mais leur expédition à distance se heurta à des obstacles dès son départ, faisant face à quasiment toutes les difficultés que peut poser une campagne militaire lointaine. Une fois les Athéniens débarqués sur les côtes d’une Sicile hostile, les choses ne firent qu’empirer. Après avoir perdu une bataille majeure dans la ville de Syracuse, les Athéniens se lancèrent dans une retraite à corps perdu. En fin de compte, les soldats de Syracuse rattrapèrent l’armée athénienne sur les bords de la rivière Assinaros, sur la côte sud-est de la Sicile. Là, selon Thucydide, les Athéniens assoiffés furent massacrés par centaines tandis qu’ils se bousculaient pour atteindre le cours d’eau.
Voilà ce qu’on appelle un désastre.
"Mais l’humanité a dépassé ce genre d’événements", vous diront certains. Certes — sauf que nous ne faisons que nous rassurer à bon compte, avec de telles déclarations. Des calamités du même genre continuent de se produire. Nous avons le même orgueil démesuré que celui qui a condamné l’armée athénienne… ainsi que le majestueux Titanic et son capitaine. L’humanité est toujours aussi aveugle — et c’est quasi volontaire — en ce qui concerne la capacité de prévoir et d’éviter les désastres qui se préparent.
Prenons un exemple de désastre moderne : personne ne pourra oublier les fameux mots prononcés le 28 janvier 1986 par le centre de contrôle de la NASA — et qui sont peut-être le plus bel euphémisme du 20ème siècle : "il semble que nous ayons un dysfonctionnement majeur du véhicule".
Un dysfonctionnement majeur ? La navette spatiale Challenger venait d’exploser, moins de deux minutes après son décollage. Le véhicule était détruit. L’équipage était mort. Des débris tombaient du ciel, sombrant dans la mer entourant Cap Canaveral. Et tout cela passait à la télévision, en direct et en couleur.
Et là encore, on aurait pu éviter le pire…
La cause immédiate du désastre ayant frappé la navette Challenger était une pièce défectueuse appelée "joint torique", qui fait partie d’un dispositif d’étanchéité entre deux sections de l’une des fusées d’appoint à poudre. Soumis à une température inférieure à 0°C, comme cela s’est produit lors de la nuit glaciale qui a précédé le lancement mortel, le caoutchouc du joint torique a perdu de sa souplesse et est devenu légèrement friable. Durant les pressions du lancement, les fumées d’échappement de la fusée d’appoint ont littéralement brûlé le joint torique, de sorte que la fusée a changé de position durant le vol — ce qui s’est soldé par une série d’événements menant directement à l’explosion qui a détruit Challenger et tué son équipage.
Pouvons-nous donc réellement dire qu’un désastre résulte d’un seul événement déclencheur ? Bien entendu, chaque désastre a une "avant-dernière cause". En Sicile, les Athéniens ont perdu une bataille à Syracuse. Le joint torique sur l’une des fusées d’appoint de Challenger a brûlé. Mais faut-il arrêter là le raisonnement ? Non, absolument pas. Thucydide, par exemple, écrit son histoire mais ne s’abstient pas pour autant de détailler la chaîne d’erreurs et de mauvais calculs de la part des dirigeants athéniens, qui ont envoyé leur armée à la mort en Sicile.
Dans le cas de l’explosion de Challenger, c’est Richard Feynman, physicien et lauréat du Prix Nobel, qui a noté que la source de l’explosion était une maladie culturelle insidieuse au sein de la NASA. Feynman a remarqué que la NASA s’était éloignée de ses racines : d’agence scientifique au sein du gouvernement américain, elle est devenue un vaste système bureaucratique qui a laissé ses critères de sécurité aller à vau-l’eau, et qui a permis que de graves erreurs passent inaperçues durant des années.
Maintenant que nous avons discuté de quelques exemples de célèbres désastres, examinons l’idée de "désastre financier".
"Qu’est-ce qu’un désastre financier ? Le terme fait apparaître des images de traders paniqués […] attendant que les dernières nouvelles arrivent par voie postale, télégraphique ou informatique, de krachs boursiers, de chômage et de graphiques montrant une chute vertigineuse du prix des actions, des indices ou des devises."
Le paragraphe qui précède provient de l’introduction d’un remarquable livre en trois volumes, intitulé History of Financial Disasters 1763-1995 ["Histoire des désastres financiers 1763-1995", ndlr.], publié en avril 2006 par la maison d’édition britannique Pickering & Chatto.
Comme l’implique le titre, ces trois volumes passent en revue les origines et les conséquences des crises financières les plus importantes du monde occidental au cours du dernier quart de millénaire. Les auteurs ont choisi de souligner et explorer 19 crises économiques majeures qui se sont déroulées entre 1763 et 1995. Des documents rares, publics ou privés, contenant des récits de première main provenant des principaux acteurs de ces crises, offrent une mine de renseignements, ainsi qu’une
pénétrante analyse des événements qui se sont produits. De plus, les rédacteurs ont passé au peigne fin des piles de littérature universitaire afin d’aider le lecteur à interpréter ces événements et à en tirer des leçons et des conclusions s’appliquant à notre époque.
Bien peu de gens dans le monde économique auraient pu rassembler ce genre d’informations pleines d’enseignements. Le principal auteur de cet important panorama historique est Mark Duckenfield, économiste accompli et historien à la London School of Economics. Avec l’assistance de Stefan Altorfer et Benedikt Koehler, qui sont eux aussi des historiens économiques de talent, le Dr Duckenfield a rassemblé ce qui figure parmi les meilleurs documents d’information au monde sur le sujet des désastres financiers.
En général, les auteurs de ce livre suivent la définition d’une "crise financière" établie par le grand analyste Charles Kindelberger. C’est-à-dire que les crises financières sont "associées à un changement de perspective menant les propriétaires de capitaux à essayer de passer rapidement d’une classe d’actifs à une autre, ce qui engendre une chute des prix de la première classe d’actifs, et, fréquemment, la faillite".
Ainsi, selon les auteurs, les crises financières sont le produit d’altérations soudaines des perspectives, qui trouvent leur origine dans la réalité ou dans l’imagination. C’est donc un élément-clé si vous cherchez un moyen d’éviter le désastre financier. Le changement des perspectives et des sentiments des gens envoie un signal criant auquel vous devriez entraîner votre esprit à réagir.
Dans les trois volumes de l’ouvrage, et pour chacune des crises financières examinées, les auteurs fournissent au lecteur un point de vue qui ne s’arrête pas à la crise immédiate, mais examine les séries d’événements ayant constitué le désastre dans son ensemble. C’est bien là la véritable valeur de cette série de livres.
L’approche éditoriale est similaire à la manière dont on pourrait envisager les dégâts causés à terre par un ouragan, dégâts qui nécessitent parfois des années d’efforts pour être réparés. En d’autres termes, les dommages sur le rivage ne sont que la partie visible d’un phénomène naturel qui trouve ses origines loin en mer. Pour éviter l’impact de la tempête, vous devriez apprendre à prédire la météo. Ensuite, préparez-vous au choc — si vous ne choisissez pas de tourner tout simplement les talons.
Les auteurs utilisent une conception large des désastres financiers, comprenant une description objective des origines et des conséquences résultant de ces phénomènes. Mais ils vont aussi bien plus loin en présentant des éléments sur la manière dont chaque désastre est lié à d’autres thèmes de l’époque. Ils fournissent entre autres choses au lecteur des informations fascinantes sur le contexte historique, les changements de la vision des interventions gouvernementales dans l’économie, le développement de la pensée économique au sens large, le rôle des médias et l’ouverture (ou ce que nous appelons maintenant la "mondialisation") des marchés.
Les changements de grande échelle pouvaient être déclenchés par la réalisation qu’un gouvernement appliquait une politique monétaire très inflationniste. En guise d’exemple, les auteurs examinent à la fois l’inflation des Assignats français dans les années 1970 et l’hyperinflation sous la République allemande de Weimar dans les années 1920 — ainsi que ce qui s’est ensuivi dans ces deux cas lorsque les gens ont réalisé que leur devise perdait intégralement sa valeur. Ou bien les gens commençaient à percevoir qu’un gouvernement pourrait avoir moins de stabilité politique qu’on le pensait, comme cela s’est passé durant la crise du peso mexicain de 1994. A l’occasion, l’effondrement financier ne commence pas avec une inflation monétaire ouverte, mais avec l’éclatement d’une bulle du crédit et de la bulle des prix des actifs qui lui est associée, comme les krachs new-yorkais de 1929 et 1987. Ou bien on peut voir éclore une mentalité "de troupeau", où les investisseurs réagissent à des rumeurs et des craintes d’insolvabilité, comme cela a été le cas pour l’organisme britannique Overend & Gurney en 1867.
De plus, personne ne peut se considérer informé sur les origines de la politique monétaire moderne — et en particulier du rôle de Réserve fédérale US — sans de solides connaissances sur les événements de la Crise de 1907. Cette section à elle seule devrait être obligatoire pour quiconque veut comprendre la Fed et ses origines, ainsi que sa future direction tandis que le dollar continue son déclin séculaire.
Chaque désastre a sa propre cause, les racines à partir desquelles il se développe. Les Athéniens ont perdu une bataille à Syracuse. Le Titanic a heurté un iceberg. Les joints toriques de la navette Challenger se sont effrités dans le froid. Mais comme nous l’avons vu, il y avait des causes et des origines plus profondes — sans parler de l’orgueil démesuré dont fait généralement preuve la race humaine.