I- **Je ne sais rien de plus que vous sur le sujet abordé aujourd’hui. J’en sais même peut-être moins. Plus nous vieillissons, moins nous en savons. C’est-à-dire que plus nous accumulons de faits, d’opinions et d’idées, moins nous sommes certains de quoi que ce soit. De plus, nous avons de plus en plus d’expérience avec des faits qui se révèlent ne pas en être.
"Papa, j’ai déjà fini tous mes devoirs", déclare Edward, 13 ans.
"Chéri", déclare notre épouse Elizabeth, "je serai prête dans cinq minutes."
"Nous aurons réparé votre voiture d’ici mercredi, M. Bonner ; jeudi au plus tard."
Vous avez sans doute entendu de tels faits vous aussi.
"L’esprit est toujours la dupe du coeur", déclarait le philosophe français La Rochefoucauld, que l’on cite souvent. Nous reviendrons sur cette idée, mais je voudrais juste attirer votre attention sur les circonstances dans lesquelles il écrivait. Apparemment, il attendait souvent sa femme avant d’aller dîner. Son épouse devait être un peu comme Elizabeth. Il fit donc installer un petit bureau au bas de son escalier, dans lequel il gardait plumes et papier. On dit qu’il a écrit certaines de ses maximes les plus importantes alors qu’il attendait que sa femme soit prête.
"L’esprit est toujours la dupe du coeur". Elizabeth croit qu’elle sera prête dans cinq minutes. Edward pense avoir fait ses devoirs. Et George W. Bush comme Tony Blair ont peut-être cru qu’il y avait des armes de destruction massive en Irak. La raison est l’esclave de nos souhaits. Notre esprit travaille pour nos désirs… non l’inverse. Il faut donc se méfier de ce que vous disent les gens… même lorsqu’ils appellent cela "des faits". Plus important encore, il faut vous méfier de ce que vous dites !
Mais revenons aux faits qui se révèlent ne pas en être. "La nouvelle ère glaciaire"… qui peut oublier ça ? On pensait, dans les années 60 et 70, que la planète refroidissait. Lorsque le choc pétrolier de 1973 s’est produit, "nous finirons tous frissonnant dans le noir", déclaraient les experts. Ils devaient penser qu’ils savaient ce dont ils parlaient. Le prix du pétrole était censé grimper à 100 $ le baril. Bien entendu, il s’est effondré à 10 $ le baril, niveau où il est resté pendant 20 ans. Puis il y a eu le "bug de l’an 2000", en 1999… où les ordinateurs du monde entier étaient censés s’éteindre. Ensuite, "le Dow à 36 000" nous attendait au coin de la rue dans les années 90. Les prix des actions doivent continuer à grimper, nous disait-on, parce qu’il y a un si grand nombre de personnes âgées devant investir en Bourse. Au taux de croissance qui prévaut depuis cette époque, cependant, il faudra 107 ans pour parvenir à 36 000.
Mais c’est là une catégorie de faits différente. Ce ne sont pas les petits mensonges bénins que l’on se raconte, à soi et aux autres. Ce sont plutôt de grandes illusions de masse…
Vous vous rappelez "le Grand Krach de 2004" ? Ca, c’était une de nos propres erreurs. Même à l’époque, nous avions reconnu que ce n’était qu’une supposition. Mais elle paraissait raisonnable. Il nous semblait clair qu’on ne pouvait réellement s’enrichir en empruntant et en dépensant. Un jour ou l’autre, les emprunts et les dépenses devaient cesser. Et lorsque ce jour arriverait, beaucoup de gens dépendant de l’emprunt et des dépenses auraient de gros problèmes.
Mais ce jour n’est pas arrivé en 2004… ni en 2005… et encore moins en 2006.
Arrivera-t-il en 2007 ? Nous n’en savons rien. Nous sommes devenu sceptique. Nous nous posons des questions, désormais. Nous sommes trop modeste pour le savoir. Il n’est pas donné à l’homme de connaître son destin. Du moins ça ne nous est pas donné à nous.
Nous avons découvert notre modestie durant le grand marché baissier de l’or, entre 1980 et 1999. Rien de tel qu’un marché baissier de 20 ans pour votre matière première préférée pour affûter votre sens de l’humilité. Année après année, notre stock d’or a vu son prix baisser — alors qu’il dépassait les 800 $ — tandis que le dollar perdait lui aussi plus de la moitié de sa valeur ! Dans l’ensemble, la perte se montait à 85%-90%.
Mais la vie est pleine d’échanges… on prend et on donne… il y a des yins et des yangs. Alors que notre or baissait, notre humilité grimpait. Dollar après dollar, année après année, nous devenions plus pauvre, mais plus sage. C’est une forme de frais de scolarité… comme ceux que vous payez pour les études de vos enfants. Vous payez chaque année pour rendre vos enfants plus intelligents. Et chaque année, vous devenez plus intelligent — vous réalisez que vos enfants sont surtout allés à des fêtes, et que votre argent a été en grande partie jeté par les fenêtres.
La connaissance coûte cher. On paie… on souffre… on transpire et on trime… mais on devient sage.
Franchement, nous aurions préféré avoir de l’argent. Mais dans la mesure où nos poches étaient pleines à ras bord d’humilité à la fin de cette période, nous devions nous y faire — et nous en accommoder tant bien que mal. On doit tirer le meilleur parti de ce qu’on a. Un homme bien né pense que c’est la classe qui compte, tandis qu’un homme riche mesure sa valeur en dollars ou en euros. Un homme qui vient de vivre 20 années de marché baissier considère la modestie comme un actif essentiel ; c’est tout ce qui lui reste. Il en vient à considérer que c’est l’investisseur le plus fier qui subira les plus grandes pertes… et à croire que les faibles hériteront vraiment de la Terre ; ils doivent juste attendre que tous ces crétins arrogants aillent fumer les mauves par la racine.
C’est ce qu’il y a vraiment derrière toutes les prévisions catastrophistes que l’on trouve dans la presse financière.
Nous n’avons pas souvent la possibilité de parler à des gens normaux. Nous sommes trop morose.
"On ne devrait pas te laisser faire des discours, Papa", a déclaré notre fils Henry. "Tu es trop déprimant. Et n’imagine même pas poser ta candidature à l’un de ces services genre SOS Suicide. Les gens appelleraient et tu les déprimerais encore plus. Ils finiraient probablement par se tuer… même les gens qui ont fait un faux numéro. Ils décrocheraient leur téléphone pour commander une pizza… et ils finiraient par se tirer une balle dans la tête".
La raison pour laquelle Henry pense que nous sommes si déprimant, c’est l’échange dont nous parlions plus haut. Pour chaque verre à moitié plein, il y a un verre à moitié vide, lui rappelons-nous. Si tu ne fais pas tes devoirs maintenant, tu devras les faire plus tard, lui disons-nous. On n’a rien sans rien. Ce genre de "un prêté pour un rendu" remonte aux racines les plus profondes et les plus sombres de notre situation ici sur Terre. Lorsqu’on naît, on est plein de vie. Tout est devant vous — des années d’énergie et d’excitation.
Puis les choses se gâtent…
**Lorsqu’on naît, on est plein de vie, disions-nous hier. Tout est devant vous — des années d’énergie et d’excitation. Puis les choses se gâtent.
Parce qu’on utilise toutes ces années… on les échange contre de l’expérience, de la sagesse, de l’argent. Petit à petit, jour après jour, année après année, votre vie s’use… jusqu’à ce que vous ne soyez plus qu’expérience… sagesse… et souvenirs… et qu’il ne vous reste plus de vie. C’est lorsque toute est derrière vous… et qu’il n’y a plus rien devant. Nous sommes, pour paraphraser Sophocle, une tribu qui marche vers la mort, après tout.
Ce n’est qu’une manière de décrire comment le monde fonctionne réellement. Il ne s’agit pas simplement d’activer des leviers et de faire des calculs. On peut tourner tous les boutons et pousser sur toutes les manettes qu’on veut ; on ne peut changer la nature de la vie elle-même. On ne peut toujours pas obtenir quelque chose en l’échange de rien. Au lieu de cela, vous devez abandonner quelques chose… vous devez investir du temps et de l’argent. Il n’y a pas d’autre moyen.
La seule exception est la grâce de Dieu. Dieu peut faire ce qu’il veut.
Mais ce que je décris est un monde gouverné par des règles morales, en plus d’équations physiques. L’eau bout à 100°C… et de même, quand on sème le vent on récolte la tempête. Le rendement d’un bon du Trésor US est peut-être de 4,74%… mais il y a des moments où il ne faut être "ni prêteur ni emprunteur". Vous pouvez peut-être arnaquer un client et vous en tirer, mais "fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse" est une meilleure politique. Et il est peut-être vrai que les actions vont grimper cette année, mais en général, vous préférerez "acheter bas, vendre haut", plutôt que d’acheter haut et d’espérer vendre plus haut.
"Tout est moral" a dit Emerson. Il voulait dire qu’il y a des règles, des principes, des leçons, que nous ignorons à nos risques et périls. Et l’une des principales règles (ou observations) est simplement que, au cours du temps, tout se corrompt… tout meurt. Tout passe, tout casse. Ca aussi, c’est simplement la manière dont les choses fonctionnent. "Les arbres ne montent pas jusqu’au ciel", dit-on sur les marchés. Rien ne dure éternellement — et certainement pas une bulle sur les marchés financiers. Même le granit finit par être réduit en sable fin. Tout tombe en panne ; tout dégénère.
Nous travaillons à un nouveau livre, dans lequel nous essayons de montrer que le schéma des bulles, sur les marchés financiers, a des parallèles dans d’autres parties de la vie en collectivité, dans ce que nous appelons "des spectacles publics".
L’élément critique de ces spectacles publics, c’est que les gens oublient les règles morales. Ils commencent à penser qu’ils peuvent s’en tirer avec des choses répréhensibles… qu’ils peuvent obtenir quelque chose en l’échange de rien… ou qu’ils peuvent faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fasse… sans devoir en prendre la responsabilité.
Les spectacles publics suivent des schémas prévisibles, avons-nous remarqué. Ils commencent par des mensonges… on commence en général par prétendre que c’est une Nouvelle Ere, et que les anciennes règles ne s’appliquent plus. Ensuite, on passe au stade de la farce… où le mensonge commence faire des siennes. Et finalement, tout se termine en désastre. On peut voir ce schéma se développer en Irak, par exemple, aujourd’hui. Ou durant la Seconde guerre mondiale… les mensonges d’Hitler — la supériorité raciale, le besoin de Lebensraum à l’est, etc. — ont rapidement été suivis de programmes absurdes et de retraites aux flambeaux… avant de se terminer à Stalingrad et à Berlin.
Les grands spectacles publics requièrent de grands mensonges. Les petits n’ont besoin que de minuscules bobards.
II- Elizabeth est en train de lire The History of Christianity ["Histoire du christianisme", ndlr.], de Paul Johnson, et trouve l’ouvrage passionnant. Elle me fait parfois part de ses commentaires.
L’empire romain a atteint son apogée une centaine d’années environ après la naissance du Christ. Petit à petit, lentement, les gens se sont désintéressés de la guerre… et de la gloire qu’on obtenait en étendant les frontières de l’empire… pour se contenter de repousser simplement les barbares tout en vivant une vie aussi facile que possible. Pendant ce temps, l’intérêt pour la religion augmentait.
De la politique à l’argent, puis à la religion ; de la guerre à la richesse, puis à la foi ; de César à Mammon… puis à Dieu. Cela semble être aussi le cours des choses… si on les regarde de particulièrement loin.
"A mesure que les gens s’intéressaient de plus en plus au christianisme", rapporte Elizabeth, "ils ont commencé à le prendre de plus en plus au sérieux. Ils débattaient de tout… de minuscules questions de doctrine… d’idées abstraites. L’empereur Constantin lui-même a inventé le mot ‘consubstantiation’ pour résoudre le dilemme de la Sainte Trinité".
"Le problème était le suivant : comment pouvait-il y avoir trois divinités — le Père, le Fils et le Saint-Esprit — quand il n’y avait en fait qu’un seul Dieu ? Le christianisme est une religion monothéiste. En surface, l’Esprit-Saint semble n’avoir aucun sens. Nous ne nous en soucions guère de nos jours, mais à l’époque, ce point était la source de dispute enflammées, et même de batailles rangées. Les différents groupes de pensée employaient des bandes de brutes armées pour intimider ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux sur le sujet. Ils se battaient souvent… et bien entendu… les perdants, dans ces luttes, étaient déclarés hérétiques. Ca devait être agité".
Eh bien, à l’époque, les gens se passionnaient pour la religion. Ils étaient sensibles au sujet. Des questions qui n’ont aucun sens pour nous aujourd’hui avaient une telle importance, à l’époque, que les gens étaient prêts à mourir — ou tuer — pour elles.
Au cours des siècles qui ont suivi, cet intérêt pour la doctrine religieuse s’est lentement éteint. Les Croisades, les guerres de religion — et jusqu’aux problèmes en Irlande du nord — pourraient être considérés comme des luttes de territoire et de pouvoir, plutôt que des conflits religieux. Ce qui se passait réellement, c’était la formation d’une nouvelle folie… un nouveau cycle… une nouvelle bulle — centrée sur l’Europe occidentale, cette fois-ci, et concernant le pouvoir, la politique et la guerre.
Le 20ème siècle, où nous avons passé la majeure partie de notre vie, a vu cette tendance atteindre le stade de bulle… avant d’éclater.
Nous nous rappelons notre vie étudiante à Paris, dans les années 60. Ce devait être un peu comme être étudiant à Constantinople 16 siècles auparavant. Nous passions des heures, dans les cafés, à discuter sur des points de doctrine obscurs et absurdes. Mais il s’agissait de doctrines politiques… et non religieuses. Quel "-isme" était le meilleur ? Le marxisme, le communisme, le trotskisme, le syndicalisme radical, le maoïsme ? Comment le prolétariat pourrait-il être radicalisé dans les sociétés pré-industrielles, nous demandions-nous ? Qui avait piégé le Che en Bolivie… la CIA ou les agents bourgeois infiltrés dans son propre mouvement ? Nous essayions de comprendre Sartre… pensant qu’il s’agissait d’une sorte de saint laïque. Nous lisions et relisions. Nous nous disputions. Et aucun d’entre nous n’avait la moindre idée de ce dont il parlait.
En lisant une histoire de la Guerre Civile espagnole, nous trouvons le même enthousiasme échevelé pour la politique. Tout soudain, les gens se sont sentis obligés de prendre position sur quelque chose à quoi il n’avaient jamais réfléchi auparavant. L’un rejoignait les travailleurs communistes. Un autre s’alliait à la milice anarchiste. Un autre encore pensait que sa place était avec la ligue des propriétaires catholiques. Et tous se sont saisis de leurs armes. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ils s’entre-tuaient avec tant de vigueur qu’il a fallu sept décennies pour refermer les blessures.
**Le 20ème siècle a clairement constitué la phase de bulle de la grande histoire d’amour du monde avec la politique. Le nombre de victimes en est vertigineux — plus de 100 millions de personnes. Puis ça a été terminé. Les gens ont regardé autour d’eux, l’air penaud. Ils se sentaient embarrassés. Ils poursuivirent quelques criminels de guerre… mais, d’une manière générale, voulaient surtout penser à autre chose — ce qu’ils firent : ils se consacrèrent à Mammon !
L’argent ne semble pas avoir autant d’effet sur les gens que le pouvoir et la foi. Toutefois, de temps en temps, il semble s’éveiller pour devenir "le principal sujet" dans la vie des gens. Jésus a dit qu’il serait plus facile pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille que pour un homme riche d’entrer au royaume des cieux. En 2007, beaucoup de gens semblent pourtant prêts à prendre le risque.
Jésus a affirmé pas mal de choses assez peu pratiques. Il a par exemple déclaré qu’il nous faut haïr nos parents. Nous pensions qu’il devait exagérer ; nous avons donc posé la question à notre beau-frère, pasteur baptiste en Virginie. "Jésus utilisait-il les hyperboles pour se faire comprendre ?" avons-nous demandé.
"Jamais d’la vie", nous a-t-on répondu.
Nous voyons des signes d’intérêt pour Mammon dans le monde entier. Nous avons voyagé autour du monde il y a quelques semaines de ça, et en sortant de l’aéroport de Bombay — l’une des villes les plus bruyantes, sales, pauvres et encombrées de la planète — qu’avons-nous vu ? Une concession Rolls Royce ! Les appartements se vendaient des millions de dollars, et l’indice boursier indien était à un sommet historique.
Nous venons d’acheter un appartement à Paris. Nous avons eu le souffle coupé non seulement par le prix dudit appartement, mais également par le coût des travaux qui y étaient nécessaires. Nous pouvons simplement nous réjouir des actions minières que nous avons achetées l’an dernier. Elles aussi atteignent des prix record.
A New York aussi, on nous dit que les jeunes gestionnaires de hedge funds et autres banques d’investissements font la fête — et dépouillent quelques fonds de pension — en commandant des martinis à 1 000 $. Et bien entendu, à Londres, les prix sont si élevés que la plupart des habitants trouveraient qu’un martini à 1 000 $ est bon marché.
Tout le monde semble vouloir frimer… jeter l’argent par les fenêtres… célébrer LA chose qui importe le plus — gagner de l’argent.
Mais chaque ère de bulle a ses gagnants et ses perdants… ses rois et ses reines ainsi que sa chair à canon et ses victimes des camps.
Les aristocrates de la nouvelle bulle — celle de cette ère — travaillent dans la finance. Ils gèrent des fonds de couverture ou des banques d’investissement, et gagnent des fortunes grâce aux flots de liquidités inondant la planète. Selon The Economist, les liquidités auraient augmenté de 18% par an ces quatre dernières années — "probablement le rythme le plus rapide de l’histoire", déclare le journal. Cette marée de liquidités met à flot quasiment tous les navires financiers. Les capitaines d’industrie et de finances n’ont jamais eu la vie aussi belle. Dommage que les esclaves des galères ne se portent pas mieux, eux aussi.
Eh oui : il faut bien que quelqu’un rame pour que le bateau avance. C’est bien là l’un des principaux problèmes des spectacles publics. Ils transforment l’électeur ordinaire… le patriote… le soldat… et le sauveur… en idiot ! Il doit combattre et mourir dans des guerres qui ne signifient rien pour lui personnellement. Il doit être piégé puis ruiné par l’inflation et les krachs boursiers. Il est embrouillé par la moindre idiotie générée par la pensée de masse… et finit par croire les choses les plus ridicules… avant de finir sur la paille quand l’inévitable désastre se produit enfin.
Parce que tous les excès doivent être corrigés ; toutes les bulles doivent être dégonflées. Les fièvres boursières doivent être éteintes. Les armées impériales doivent être mises en déroute ; tous les empires — comme toutes les monnaies fiduciaires — finissent par disparaître. Les hérésies religieuses sont étouffées — parfois, même, elles s’exterminent toutes seules, avec des systèmes de croyance si purs qu’ils ne s’autorisent pas même à procréer — comme les Albigeois ou les Cathares.
**Les dirigeants d’entreprises sont au sommet de la vague, surtout dans le secteur de la finance. Mais après une longue hausse des augmentations de salaire, les choses commencent à ralentir. La rémunération des dirigeants a grimpé en 2006, mais de loin pas autant que l’année précédente, selon les estimations. Le pauvre Robert Nardelli, PDG de Home Depot, a peut-être marqué le point de rupture — il venait d’être débarqué du navire avec à peine 20 millions de dollars de primes.
Est-ce que nous envions ces dirigeants surpayés ? Non, pas du tout. A présent, tout le monde a une dent contre eux — les tribunaux, le fisc, les ex-épouses et mêmes les dieux eux-mêmes. "C’est le cochon le plus gras qui attire le couteau du boucher", déclare un proverbe cantonais.
Quel pain mangent ces gens ? Quelle eau boivent-ils, qui les rend si extraordinairement précieux ? A 15 millions de dollars, les plus hauts dirigeants d’entreprise gagnent désormais environ 300 000 $ par semaine… ou 60 000 $ par jour… ou encore 7 500 $ par heure — plus de mille fois ce que gagne un citoyen moderne.
Est-ce que ces stars méritent ne serait-ce qu’un million de dollars — sans parler de 17 millions, ou 250 millions ? On trouve probablement bon nombre de gens qui feraient le travail aussi bien, pour moins d’argent. Nous disons cela par expérience autant qu’à cause de la théorie. Nous sommes PDG de notre propre société d’édition depuis près de 30 ans. Si nous avons fait quoi que ce soit valant un million de dollars par an, c’était purement par accident. Certes, notre entreprise est très petite. Mais gérer une petite entreprise est, par bien des aspects, beaucoup plus difficile qu’en gérer une grande. Dans une grande entreprise, des escouades de professionnels grassement payés vous aident à trafiquer les comptes. Dans une petite société, vous devez faire vous-même votre petite cuisine.
M. Fairbanks, PDG de Capital One, doit sa fortune à deux choses : il dirige une entreprise dans le secteur du brassage de dettes à une époque où la dette n’a jamais été si populaire… et il gère une société dont les propriétaires sont des idiots. En théorie, les profits de Capital One Financials devraient revenir aux capitalistes qui en sont propriétaires. Au lieu de cela, une bonne partie est redirigée vers les gestionnaires, les rusés filous qui ont compris comment détourner l’entreprise pour servir leurs propres intérêts.
La presse nous fournit deux moyens de réfléchir à ce phénomène. D’un côté, le peuple et les mouches du coche sont scandalisés. Avidité, crient-ils. Excès, scandent-ils. Réglementations, exigent-ils. Il faudrait faire quelque chose, disent-ils, pour limiter les salaires des dirigeants. Apparemment, ils pensent que les salaires devraient être déterminés par les politiciens plutôt que par les hommes d’affaires — c’est-à-dire par des bandits plutôt que par des escrocs.
Bien entendu, il y a une autre manière de voir les choses. Le capitalisme est le meilleur système jamais élaboré, déclarent les croyants. Il est merveilleux, parce qu’il permet aux actionnaires de gérer leurs affaires comme ils le souhaitent. Si on accorde une rémunération spectaculaire aux cadres dirigeants pour que ces derniers augmentent "la valeur pour les actionnaires", et bien, c’est juste ce qui fait fonctionner le système de manière si parfaite. En plus, toutes les mères américaines de 2007 espèrent que leur fils sera un jour en mesure de se frayer un chemin jusqu’au sommet d’une grande entreprise, et d’y gagner ce genre de sommes. Arrivé là, il ne se souciera pas du Paradis ; il pensera être capable de graisser assez de pattes pour y entrer quoi qu’il arrive.
Est-ce qu’il y parviendra ? Nous n’en savons rien, bien entendu. Mais ici et maintenant, trouve-t-on des éléments soutenant les idées de Ralph Emerson ? Est-ce que tout, dans le monde, est réellement moral ? Ces gens ne s’en tirent-ils pas à bon compte ?
A nouveau, ça dépend. D’un certain point de vue — celui des gens qui obtiennent de tels salaires — ces énormes sommes méritent d’être fêtées. D’un autre point de vue — celui des gens qui ne les obtiennent pas — ce sont d’épouvantables exemples de gaspillage et d’extravagances. Et dans la mesure où le nombre de gens ne recevant PAS de salaires énormes dépasse de loin le nombre de gens qui en reçoivent, nous pouvons imaginer un certain esprit de rébellion parmi la masse des sans-primes.
D’un autre côté, nous ne sommes pas certain de croire que les primes fassent une telle différence. Après tout, elles finiront par être dépensées — généralement dans des achats aussi inexplicables que la manière dont elles ont été gagnées. Les serveurs de l’Ice Bar, les vendeurs de Rolls-Royce, les propriétaires immobiliers et toute une armée de travailleurs et d’intermédiaires se tiennent prêts à soulager les riches de leur richesse. Ce n’est pas simplement qu’à long terme nous sommes tous morts, déclare Keynes. C’est qu’à court terme, nous devons tous vivre, et rien n’indique qu’une prime "à la Goldman Sachs" soit nécessaire pour le faire correctement.
Mais telle est l’illusion du spectacle public actuel — et qui sommes-nous pour nous mettre en travers de son chemin ?