Les marchés financiers continuent à défier les banques centrales. Ont-ils toujours raison ou ont-ils toujours tort ?
Les marchés ont-ils toujours raison ou toujours tort ?
On pourrait dire les deux. On apprend aux débutants sur les marchés financiers que ces derniers ont toujours raison, en ce sens que les transactions entre un acheteur et un vendeur se réalisent à un prix qui ne peut-être que la vérité du moment. Mais aussi en ce sens aussi qu’il est dangereux de vouloir avoir raison tout seul contre le marché.
Oui, mais tout cela est vrai à un instant « t » éphémère. Avec un peu de recul et d’expérience, on finit par comprendre que les marchés ont, en réalité, presque toujours tort : ils surévaluent violemment le prix de certains actifs, ce qui provoque les krachs, et sous-évaluent tout aussi violemment certains autres – conduisant à des hausses rapides et à de bonnes affaires en perspective.
Tout ceci renvoie au fameux thème de la déconnexion entre les fondamentaux et la liquidité. Et cela marche dans différentes configurations.
Si les fondamentaux sont bons…
Avant toute chose : que met-on derrière le terme « fondamentaux » ? Ce sont des considérations microéconomiques avec les perspectives bénéficiaires des entreprises, ainsi que des considérations macroéconomiques liées aux anticipations de croissance et d’inflation. Mais ce sont aussi des primes de risque politiques et géopolitiques ici ou là. Dès lors, chacun pourra apprécier avec cette grille un degré assez objectif de positivité ou pas des fondamentaux.
Par ailleurs, que met-on derrière le terme de « liquidité » ? Il y a plusieurs façons de parler de la liquidité. Ici, nous ferons référence à la « liquidité banque centrale ». Celle-ci est mesurée à travers ce que l’on appelle académiquement la base monétaire et, dans la presse spécialisée ou pas, la taille du bilan d’une banque centrale. Faire varier cette première liquidité a des conséquences sur la liquidité des acteurs de marché. Là aussi, chacun pourra apprécier avec cette grille le niveau favorable ou non des conditions de liquidité.
On peut construire différentes configurations du couple fondamentaux-liquidité, et imaginer le comportement un tant soit peu rationnel des actifs risqués. Pour être totalement puristes, il faudrait pouvoir retraiter tout cela de nombreux biais et signaux qui faussent le libre fonctionnement des marchés : manipulations algorithmiques, interventions massives des banques centrales dans les programmes d’assouplissement quantitatifs, etc., mais nous ignorerons tout cela pour simplifier les choses.
Les fondamentaux peuvent être bons ou mauvais, et la liquidité augmenter ou diminuer. Voici l’impact théorique de ces situations sur les marchés :
Liquidité positive | Liquidité négative | |
Bons fondamentaux | Actifs risqués positifs | Incertitudes sur le comportement des actifs risqués |
Mauvais fondamentaux | Incertitudes sur le comportement des actifs risqués | Actifs risqués négatifs |
Bien sûr, ce qui fait débat, ce sont les cas de figure les moins évidents. Le premier se trouve en bas à gauche de ce tableau, tandis que le second est celui en haut à droite.
L’effet de la liquidité
Dans le premier cas, il peut s’agir, par exemple, de la situation où les marchés d’actifs risqués montent continûment, malgré des fondamentaux qui sont médiocres mais des perspectives de liquidité banque centrale « éternellement » surabondantes.
Historiquement, c’est le cas qui a souvent correspondu à des situations de la période 2010-2021, lorsque l’institutionnalisation des mesures non conventionnelles des banques centrales a créé une forte liquidité qu’il semble impossible de reprendre. Cette situation a considérablement augmenté les volumes de transactions spéculatives sur les marchés, et donc la taille des bulles d’actifs (en volumes traités, en positions ouvertes et donc en appels de marge exigés et en pertes potentielles en cas de retournement et d’activation des stop loss).
Dans le second cas, symétriquement, nous pourrions observer des marchés d’actifs financiers dits « risqués », qui baissent avec des fondamentaux qui ne se sont pas brutalement détériorés, mais à cause d’un tarissement de la liquidité.
Dans ce cas, les investisseurs pourraient alors être confrontés à de brutaux besoins de liquidité, sans compensation totale de liquidité banque centrale. Le résultat serait un regain d’aversion au risque, alors que le respect de ratios prudentiels devient de plus en plus contraignant, des appels de marge se multipliant, et des anticipations de demandes de cash de la part de clients. Face à l’incapacité de vendre des actifs de moins en moins liquides ou devenus illiquides, nos investisseurs seraient alors contraints de vendre des actifs sains et liquides, accélérant la déconnexion entre le prix de tel actif et sa valeur fondamentale (pas la déconnexion que nous connaissons aujourd’hui, et qui conduit à la surévaluation de certains actifs, mais une déconnexion qui conduirait à la sous-évaluation de certains actifs par le mécanisme de ventes forcées).
Le juste prix des actions
Aujourd’hui, où en sommes-nous ? Il s’agit de savoir si ce sont les marchés plutôt euphoriques qui se trompent ou si ceux-ci ont raison dans leur volonté de défier ouvertement pour ne pas dire outrageusement les banques centrales. Bien entendu personne n’a la réponse à cet instant t.
Nous allons passer en revue quatre situations contemporaines qui intéressent particulièrement traders, investisseurs, analystes, économistes et évidemment autorités politiques et monétaires et qui nous permettront de dire que les marchés financiers se trompent très souvent pour ne pas dire tout le temps.
Première situation qui permet de s’interroger sur le fait de savoir si les marchés ont raison : celle de la valorisation des actions les plus performantes du moment. Que constate-t-on si l’on regarde, par exemple, les valorisations de certaines valeurs « technologiques » américaines ?
- Amazon se paie encore aujourd’hui 302 années de bénéfices sans perspectives de dividendes ;
- pour Nvidia, c’est 219 années ;
- et pour Tesla 82 années, aussi sans perspectives de dividendes.
Fondamentalement est-ce justifié ? Certes la croissance se paie, mais sûrement pas à ce prix. Vous trouverez toujours des spécialistes qui viendront vous dire que ces actions sont chères, mais pas déraisonnables. Et puis, il y a cet éternel mimétisme de la gestion dite benchmarkée qui « oblige » certains gérants à détenir ces titres en portefeuille, la hausse alimentant la hausse.
Quoi qu’il en soit, nous ne céderons jamais aux effets de mode qui consistent à considérer que la notion de PER (price earning ratio) est dépassée. Penser que « l’appellation contrôlée IA » aujourd’hui et « dot-com » hier suffit n’est pas vraiment rassurant.
« Étant donné la performance de certaines actions, nous nous demandons si le marché n’a pas adopté un autre modèle d’évaluation pour calculer la valeur d’une action. La valeur n’aurait plus rien à voir avec les bénéfices actuels ou futurs mais dériverait de la faculté d’une entreprise d’être « perturbatrice », de provoquer des changements sociaux, ou de faire avancer de nouvelles technologies, même si ce faisant, elle dégagera des pertes dans le présent et le futur. »
Ce n’est pas moi qui le dis, car je ne le pense pas, mais le directeur général de Netflix lors de sa conférence de présentation des résultats du deuxième trimestre 2017, qui pourra toujours, 6 ans plus tard, dire qu’il a raison, puisque le cours de Netflix a été multiplié par trois sur la période.
Certes, nombre d’investisseurs se sont enrichis en 6 ans grâce à Netflix, et c’est le plus important pour eux et, dans le cas des investisseurs institutionnels, leurs clients s’ils en ont. Mais que dira-t-on à des investisseurs qui se positionnent en 2023 sur ce titre, si son cours finit par être divisé par trois d’ici 2029 ? Il y a autant d’arguments de la part d’économistes, sociologues ou citoyens lambda pour justifier la disruption passée et présente qu’une potentielle contre-disruption future.
Pour ma part, je ne comprendrais jamais cette rengaine du « this time it’s different » et ce snobisme selon lequel il faudrait évaluer la capacité de disruption de telle ou telle valeur technologique. Que l’on nous dise alors (avec une modélisation robuste), par exemple sur une valeur comme Tesla, comment se décomposent les 291 $ (clôture du 19/07/2023, avant publication des résultats du deuxième trimestre) du prix de l’action : qu’est-ce qui relève des perspectives de bénéfices d’une entreprise du secteur auto (fusse-t-elle 100% VE) et qu’est-ce qui relève de la disruption ?
Après tout, on entend souvent dire (et ceci est souvent accepté sans trop réfléchir) que, lorsque l’on achète Tesla, on n’achète pas seulement une entreprise du secteur auto, mais que l’on achète plus que cela (sans savoir dire vraiment ce que veut dire ce plus).
Pour notre part, nous pensons qu’il existe des permanences en économie et en finance comme dans bien d’autres domaines. Et, parmi ces permanences, celle d’une entreprise qui ne peut transgresser les fondamentaux de la vie économique (faire tout simplement des bénéfices sans artifices et créativité comptables) sans dommages.
Nous verrons demain les trois autres situations qui permettent de s’interroger sur la pertinence des anticipations des marchés.