Ni actifs financiers traditionnels ni monnaies au sens classique, les crypto-monnaies obligent à repenser leur rôle économique à travers leurs usages réels et leur possible fonction monétaire.
Comme nous l’avons vu dans notre précédent article, le Bitcoin reste difficile à appréhender financièrement car il ne peut être valorisé par des méthodes traditionnelles, ne repose sur aucun flux de revenus, rend le trading largement spéculatif, et ne correspond pas réellement à une logique d’investissement de long terme.
Mais il ne s’agit pas de rayer les crypto-monnaies de la carte financière. Et s’il est difficile de traiter, par exemple, le Bitcoin et les altcoins en général comme des actifs financiers à part entière, il faut sans doute appréhender les crypto-monnaies sous un angle différent.
Dans un premier temps, il est possible d’évaluer l’utilité des cryptos et les usages qui pourraient en découler, à l’instar de l’or et de l’argent pour leurs usages industriels, ou de l’immobilier pour sa fonction de logement. Cette approche revient à considérer le Bitcoin et les crypto-monnaies comme des actifs réels, et non comme des monnaies ou des actifs financiers classiques.
Cela implique que les cryptos ne doivent pas seulement exister par rejet croissant des monnaies fiduciaires, mais aussi – et surtout – par adoption, parce qu’elles apporteraient une utilité réelle en résolvant des problèmes concrets de la vie économique quotidienne, tant pour les entreprises que pour les particuliers.
De ce point de vue, un certain nombre de crypto-monnaies présentent un caractère sérieux. La technologie blockchain, par exemple, a permis l’émergence de plateformes décentralisées fiables, facilitant les transactions financières sans intermédiaires et offrant de multiples services financiers (prêts et emprunts, échanges d’actifs, etc.). Ces innovations génèrent une véritable valeur ajoutée – transparence accrue, amélioration de l’accessibilité aux marchés, réduction des coûts de transaction – qui pourrait, en théorie, être valorisée.
Dans un second temps, ceux qui n’adhèrent pas à l’idée des cryptos comme actifs réels – et qui ne pourront jamais justifier leur caractère d’actifs financiers — peuvent s’interroger sur leur capacité, même partielle, à se substituer à la monnaie, ou à ce que l’on appelle communément le cash. On se réfère ici à la notion de monnaie telle que définie en macroéconomie dans sa conception la plus physique et restrictive, à savoir l’agrégat M1 de la masse monétaire, qui correspond à une partie du passif de la banque centrale (pièces et billets en circulation), à laquelle s’ajoutent les dépôts à vue des agents privés non bancaires figurant au passif des banques commerciales.
C’est à ce stade que les grands penseurs économiques du passé deviennent particulièrement utiles. On peut notamment s’appuyer sur l’analyse classique de la demande de monnaie développée par Keynes. Si l’on retient souvent de sa pensée les interprétations — parfois abusives — faites par les gouvernements en matière de politique budgétaire, il convient ici de se concentrer sur ses travaux relatifs aux motifs de la demande de monnaie.
Keynes distingue quatre motifs. Bien que formulée il y a près de 90 ans, en 1936, cette analyse conserve un caractère étonnamment intemporel : quelles que soient les évolutions économiques et technologiques, ces motifs demeurent pertinents.
Selon l’économiste britannique, les deux premiers motifs — le motif d’entreprise et le motif de revenu — sont liés à la vie économique. En macroéconomie monétaire, ils sont généralement regroupés sous l’appellation de motif de transaction, qui correspond au besoin de monnaie pour effectuer paiements et échanges, en raison de la non-synchronisation entre flux de recettes et flux de dépenses des agents privés (ménages et entreprises). Dans ce cadre, la monnaie est consommée, et il est aujourd’hui difficile pour les crypto-monnaies de concurrencer les monnaies fiduciaires ayant cours légal et bénéficiant d’une acceptation universelle sur un territoire donné. Certes, la perte de confiance dans les monnaies fiduciaires ou les phénomènes de fuite devant la monnaie constituent des risques, mais ils demeurent à ce stade lointains.
Les troisième et quatrième motifs, en revanche, sont liés à l’incertitude sur l’avenir, et c’est précisément là que les crypto-monnaies, en général, et le Bitcoin, en particulier, peuvent jouer un rôle croissant.
Le motif de précaution est défini par Keynes comme « la volonté de soustraire aux risques de variations la valeur monétaire future d’une certaine proportion de ses ressources ». Cette définition se rapproche d’un besoin de couverture contre l’inflation des biens et services. Dans certaines circonstances, certaines crypto-monnaies peuvent ainsi constituer une forme d’assurance anti-inflationniste, même s’il convient de rester prudent quant à la corrélation entre inflation et Bitcoin, qui demeure instable et discutable.
Le motif de spéculation renvoie, quant à lui, à la détention de monnaie en tant qu’actif de patrimoine. La variation de la demande d’encaisses spéculatives — pour reprendre la terminologie keynésienne — dépend des anticipations de taux d’intérêt. En pratique, les épargnants, y compris institutionnels, arbitrent davantage entre actifs financiers et monnaie en fonction du revenu monétaire de l’actif (le portage) que de ses gains ou pertes en capital (la valorisation mark-to-market). Ils comparent donc le rendement monétaire d’une obligation à celui de la monnaie, compris entre 0 % pour le cash pur et les taux monétaires. La demande de monnaie spéculative est d’autant plus élevée que le coût net de liquidité est faible, et inversement. Cette mécanique permet de mieux comprendre la forte sensibilité des crypto-monnaies aux anticipations de taux courts, ainsi que leur rebond marqué lorsque les anticipations de baisse des taux se renforcent. Le Bitcoin et les altcoins semblent ainsi remplir de plus en plus ce rôle de demande de monnaie spéculative au sens keynésien.
En synthèse, il apparaît difficile d’adopter une posture radicalement cryptophile ou, à l’inverse, totalement cryptophobe. Il est également quasiment impossible de positionner les crypto-monnaies sur l’échelle traditionnelle risque-rendement des actifs financiers. De ce fait, les techniques de trading et les stratégies d’investissement de moyen-long terme éprouvées sur les classes d’actifs traditionnelles ou alternatives sont difficilement transposables à l’univers des cryptos. Il convient donc sans doute de s’intéresser prioritairement à leur utilité et aux usages qui pourraient en découler. Par ailleurs, parmi les motifs traditionnels de la demande de monnaie, certains peuvent permettre à certaines crypto-monnaies de se substituer, partiellement ou totalement, aux monnaies fiduciaires.
Comme nous l’écrivions il y a quelques mois dans notre article « Monnaies fiduciaires et cryptos : la quête d’un système monétaire viable », nous entrons dans une phase de remise en question du pouvoir monétaire et de la légitimité des banques centrales, au profit d’une plus grande liberté de choix monétaire.
