** La mère de votre correspondant est née à Venice, en Californie, en 1923. A l’époque, ce complexe balnéaire comptait encore des canaux, des gondoles importées et des stars de cinéma. Mais peu après l’entrée de notre mère à l’école primaire Florence Nightingale, la société Ohio Oil Co. a trouvé du pétrole dans la péninsule de Venice (appelée aujourd’hui Marina Peninsula).
– En Californie, Venice ne serait plus jamais la même.
– Deux mois après l’effondrement boursier de 1929, un des puits de l’Ohio Oil Co. toucha un gisement près du Grand Canal, à deux pâtés de maison de l’océan. Neuf mois plus tard, 50 puits extrayaient du pétrole dans la péninsule. Et tandis que les forages se multipliaient, les gondoles, les canaux et les stars disparaissaient… de même que la côte propre et non polluée. "Le quartier résidentiel, à la mode et plein de promesses, s’était transformé en une zone bruyante, malodorante, laide et dangereuse", raconte l’historien Jeffrey Stanton. "Les déchets pétroliers étaient constamment rejetés dans le canal et le lagon"…
– Même dans ces conditions, le boom pétrolier se poursuivit à l’extrémité sud de Venice (leurs voisins du nord — Ocean Park, Santa Monica et Pacific Palisades — avaient tous interdit les forages dans leurs communes). En 1931, 340 puits extrayaient quotidiennement près de 50 000 barils de pétrole du champ de Venice — ce qui en faisait le quatrième champ le plus prolifique dans l’état de Californie, selon Stanton.
– 1931, c’est aussi l’année où le grand-père de votre correspondant, le Dr. Joseph Saylin, a endossé le rôle de président de la Chambre de commerce de Venice. Depuis son modeste poste, il ne s’est pas contenté de superviser le boom pétrolier ; il y a également participé. Au plus haut de la bulle, le Dr. Saylin investit dans un puits de pétrole local… sans pour autant négliger de déménager sa famille vers les pelouses manucurées de Brentwood — plusieurs kilomètres en amont des champs pétroliers malpropres.
– Le reste, comme on dit, fait partie de l’histoire — mais pas le genre d’histoire que votre correspondant aurait choisie. Le nom de famille de son grand-père, Saylin, n’est pas allé rejoindre les rangs des nababs pétroliers du début du 20ème siècle comme Rockefeller ou Getty. En fait, "Saylin" n’a même pas rejoint les rangs des juniors du pétrole californien comme Doheny ou Hancock.
– Au lieu de ça, le boom pétrolier se mua en krach dès l’année suivante. Deux ans de prospection acharnée avaient quasiment épuisé les champs de Venice. Le puits du Dr. Saylin réussit à tirer assez de pétrole du sol pour couvrir les coûts de forage, mais guère plus.
** Même si la production pétrolière avait dépassé son sommet en 1932 à Venice Beach, quelques puits aux alentours continuèrent à produire une petite quantité de barils jusqu’au début des années 70. Dans son ensemble, le champ pétrolier de Venice a produit environ 50 millions de barils de pétrole… pendant que les forages généraient également un vaste terrain vague qui ne tarderait pas à être baptisé Slum by the Sea ["Taudis sur Mer", ndlr.].
– Le Venice des années 60, par exemple, était un quartier peuplé de revendeurs de drogues et de prostituées… avec quelques hippies, néo-bohèmes et aspirants Rois-Lézard (au milieu des années 60, Jim Morrison écrivit quelques-unes des premières chansons des Doors à Venice).
– Et comme l’a remarqué un historien au début des années 70, "Venice, qui était supposée être la plus chic des [plages de la baie de Santa Monica], a été envahie de puits de pétrole, et n’est plus qu’une longue bande incertaine de maisons de bois d’âge variable, de terrains vagues, de derricks et de tristes tas de gravats. Elle a le charme de la déchéance"…
– La déchéance, cependant, n’a guère de charme pour quiconque — sinon les vautours… et les jeunes fauchés. En 1985, lorsque votre correspondant, âgé de 20 ans à l’époque, vivait à Venice, les prostituées et les revendeurs de drogue étaient toujours visibles… de même que quelques néo-hippies et aspirants scénaristes qui écriraient plus tard pour la Chronique Agora. En d’autres termes, un demi-siècle après que le boom pétrolier de Venice ait déclenché la lente glissade de la ville vers la non-prospérité, elle restait un endroit "louche".
– L’industrie du pétrole à elle seule n’a pas causé le déclin de Venice — mais elle n’a pas non plus engendré quoi que ce soit ressemblant à de la prospérité. Une fois les pétro-dollars engrangés, seule demeura la coque crasseuse de l’ancienne station balnéaire. Au cours des décennies qui suivirent, Venice devint une sorte d’exemple-type des ravages de l’exploration pétrolière — une preuve tangible et bien pratique pour l’idée simpliste selon laquelle "le pétrole, c’est mauvais".