▪ « N’appelons personne heureux avant sa mort », a dit Solon. L’homme à qui cette phrase s’adressait était l’homme le plus riche de l’époque (au sixième siècle avant J.C.), le roi de Lydie, Crésus. Mais le pauvre homme découvrit bien vite que la fortune peut se retourner contre vous, aussi riche et puissant que l’on soit. Son fils mourut dans un accident. Sa femme se suicida. Crésus lui-même fut capturé et mis sur le bûcher par Cyrus, roi de Perse.
Aujourd’hui, c’est le pauvre Warren Buffett qui doit commencer à avoir chaud. Il a 84 ans. C’est l’investisseur le plus prospère de tous les temps. Respecté. Admiré. Aimé, surtout par les milliers de gens dont il a fait des millionnaires. Et lui-même « riche comme Crésus ».
Il a célébré le cinquantenaire de sa compagnie d’investissement — Berkshire Hathaway — la semaine dernière. Et quel succès ! Grâce à lui, chaque dollar investi en 1965 est devenu 182 616 $ aujourd’hui. Pendant 30 ans, il n’a jamais eu de gain annualisé à 10 ans inférieur à 20%. Sur 50 ans, son rendement annuel atteint la performance vertigineuse de 21,6%.
Aujourd’hui, Berkshire vaut 367 milliards de dollars, avec 195 milliards de dollars en ventes annuelles.
Si l’argent était ce qui compte vraiment, Warren Buffett serait unique en son genre. Il a eu un succès sans égal dans ce monde ; le paradis ne peut que l’attendre. Et si sa bonne fortune est due à lui seul, que pourrait-il avoir à craindre ?
lorsqu’on a toute une nation de gens jouant à pile ou face, quelques-uns — par pure chance — vont obtenir une très longue série de « pile » |
Mais si la fortune, qui lui a souri si radieusement pendant tant d’années, commençait à froncer les sourcils ? Cette question a été soulevée lorsqu’un autre 50ème anniversaire — le demi-siècle suivant la publication du classique Security Analysis, de Benjamin Graham et David Dodd, les fondateurs de l’investissement par la valeur. Un débat a eu lieu pour l’occasion. D’un côté se trouvait Michael Jensen, de l’Université de Rochester, affirmant que le succès de Buffett était une question de chance. De l’autre se trouvait Buffett lui-même. Jensen a commencé en soulignant que lorsqu’on a toute une nation de gens jouant à pile ou face, quelques-uns — par pure chance — vont obtenir une très longue série de « pile ».
Certes, a dit Buffett, mais si ceux qui obtiennent « pile » utilisent tous la même technique, il y a de quoi se poser des questions. Ce serait comme s’il existait une ville où personne n’a jamais le cancer : il serait utile de savoir ce qu’ils ont au menu tous les jours.
Les succès de ses débuts, Buffett les attribue à l’investissement par la valeur précédemment mentionné. Le livre de Graham et Dodd a été en quelque sorte l’Ancien testament de la bible d’investissement de Buffett. Il a écrit le Nouveau testament lui-même, accomplissant la prophétie de son mentor, Ben Graham. « Celui qui vient après moi sera avant moi », aurait pu dire Graham s’il avait réalisé ce que son jeune acolyte d’Omaha parviendrait à faire.
▪ Mégots de cigares et lignes qui bougent
Comme Buffett l’expliquait dans son rapport du 50ème anniversaire, Graham lui a appris l’investissement « en mégot de cigare ». L’idée était de trouver les petites actions de valeur que d’autres investisseurs avaient rejetées. Cela fonctionna parfaitement, pendant de longues années.
Par la suite, Buffett est allé bien plus loin que Graham. Il a acheté toute la fabrique de cigares… et il a bien acheté. C’est ce qui a fait de Berkshire une telle machine à profits et a rendu Buffett si riche. Pendant 36 ans, Buffett a lancé sa pièce de monnaie… et tous les ans, elle est tombée sur « pile ».
En 2000, cependant, les « faces » ont commencé. On pourrait dire que Buffett a « changé sa stratégie ». Ou qu’il a « fait une erreur ». Mais si son succès est basé sur le savoir-faire, pourquoi oublierait-il soudain comment on gagne de l’argent ?
« La performance du portefeuille d’investissement de Berkshire est extrêmement décevante depuis au moins 14 ans » |
« La performance du portefeuille d’investissement de Berkshire est extrêmement décevante depuis au moins 14 ans », écrit Porter Stansberry.
« … entre 1970 et 2000, le rendement annualisé à 10 ans le plus bas sur le portefeuille d’investissement de Berkshire était de 20,5%.
A partir de 2000, cependant, les choses tournent mal.
Entre 2000 et 2010, le rendement annualisé était de 6,6%. Et après n’avoir jamais enregistré un déclin annuel de la valeur comptable, Buffett a perdu de l’argent deux fois sur cette période (en 2001 puis 2008). Par rapport au S&P 500, ces chiffres ne se sont pas améliorés depuis 2010.
En 2011, le rendement du portefeuille de Berkshire était de 4% (le S&P avait grimpé de 2,1%). En 2012, le rendement du portefeuille de Berkshire était de 15,7% (+16% pour le S&P). En 2013, les investissements avaient grimpé de 13,6% (+32,4% pour le S&P). En 2014, les investissements avaient grimpé de 8,4% (+13,7% pour le S&P).
La semaine dernière, Warren Buffett a « bougé les lignes ». C’est-à-dire qu’au lieu de rapporter les résultats de Berkshire uniquement en termes de valeur comptable, il mesuré la réussite de la société en termes de prix par action.
Les raisons de ce choix font débat. L’a-t-il fait, comme il l’affirme, parce que la valeur comptable ne donne plus une image exacte de son « conglomérat tentaculaire » ? Ou bien parce que les dieux se sont retournés contre lui ; sa valeur comptable sous-performe le S&P depuis 14 ans, et ça commence à devenir embarrassant ?
Barrons a un point de vue sur la question :
« On peut probablement accuser Buffett de ne pas être très transparent sur la performance décevante du portefeuille de Berkshire qu’il gère lui-même. Des quatre grandes détentions de la société, American Express, IBM, Coca Cola et Wells Fargo, seul Wells Fargo a été un gagnant notable ces récentes années… Buffett tend à gérer les investissements les plus gros et les plus long terme du portefeuille. Deux gestionnaires qui aident à gérer le reste, Todd Combs et Ted Weschler, ont surperformé Buffett ces dernières années ».
Est-ce M. Jensen que nous entendons rire ?
Mais attention, Jensen : vous n’êtes pas mort non plus…