▪ Nous avons passé toute la journée d’hier à venir ici. « Ici » — où donc ? Dans la province de Salta, en Argentine. C’est en altitude. C’est aride. C’est montagneux. C’est au bout d’une longue vallée avec le Nevada de Cachi, coiffé de neige, au nord, et le géant Remate de l’autre côté. Il est quasiment impossible d’arriver ici si l’on ne sait pas où l’on va. Par endroits, la route se transforme en piste, sans panneaux pour vous guider. A d’autres, on risque de s’enliser dans le sable… ou dans une rivière, selon la météo.
Lorsqu’on atteint Molinos, on quitte la grand’route (un chemin de gravier) pour prendre une piste de terre plus sommaire. On traverse la rivière (qui était à sec) et on prend vers le sud-ouest en direction du Remate, au loin. Tant que nous pouvons voir le Remate, nous savons que nous allons dans la bonne direction parce que notre ferme se situe à ses pieds, le ranch s’étendant tout autour.
L’endroit est magnifique à cette époque de l’année. La « saison des pluies » est largement imaginaire par ici. Tout de même, ces derniers mois, nous avons enregistré des pluies moyennes — une petite vingtaine de centimètres. Mais ils sont tous tombés dans les dernières semaines, de sorte que les collines sont couvertes de fleurs… de la sauge, des cactus, des fleurs jaunes, des fleurs rouges, des fleurs qui embaument, des buissons… Tout ce qui n’est pas jaune, rouge ou bleu est vert. Et les bêtes broutent aussi vite qu’elles le peuvent — afin d’emmagasiner autant de calories que possible avant que tout ne s’assèche.
Nous vous reparlerons de la vie au ranch dans les mois qui viennent.
▪ La vulnérabilité, une question toute relative…
La semaine dernière, le Buenos Aires Herald rapportait que quelque 200 millions de personnes en Amérique Latine ont entre quatre et dix dollars par jour pour vivre.
Ces gens sont « vulnérables », déclare une officielle des Nations Unies. Elle aurait pu décrire la moitié des habitants de cette vallée.
Ou plutôt, elle aurait pu les décrire si elle avait eu la moindre idée de ce dont elle parlait. Avant que le gouvernement n’entame son dernier programme d’aide, les gens du coin n’avait quasiment aucun argent. Ils vivaient de ce qu’ils produisaient de la terre — du maïs, des oignons, des pommes de terres, du quinoa, des haricots — et des animaux qu’ils élevaient — des bœufs, des agneaux, des lamas, des chèvres, du fromage. Ils tissaient les poils de lamas pour en faire des couvertures et des ponchos. Ils échangeaient les veaux et les chèvres contre des chaussures et des chapeaux.
Pour autant que nous puissions en juger, ils vivaient décemment — voire avec une certaine élégance rustique. Et nombre d’entre eux deviennent nonagénaires sans jamais voir ni docteur ni psychiatre.
Ils dépendent désormais du gouvernement comme ils dépendaient autrefois de la pluie |
Mais maintenant que l’argent vient des autorités argentines, la vie change rapidement. Les jeunes du coin regardent la télévision (en utilisant des panneaux solaires également fournis par le gouvernement) et vont en ville au lieu de tisser leurs couvertures ou de planter leurs antiques variétés de maïs. Ils dépendent désormais du gouvernement comme ils dépendaient autrefois de la pluie.
« Nous devons investir dans le savoir-faire et les atouts des pauvres », suggère la représentante des Nations Unies.
Parallèlement, elle admet que « le bien-être, c’est plus que le simple revenu ».
▪ … Comme peut en témoigner Emile
Il y a longtemps, nous avons passé un an dans un petit village des Alpes françaises. Parmi les habitants se trouvait un vieil homme nommé Emile. Il vivait dans un chalet rustique sur le côté d’une montagne et s’occupait d’un jardin et d’un petit verger. De son jardin, il obtenait de généreuses récoltes : betteraves, salades, carottes, poireaux et autres légumes. Il utilisait des serres pour prolonger la bonne saison. Il enfouissait ses carottes et ses pommes de terre dans du sable sec pour qu’elles durent toute l’année. Son petit verger lui donnait des pommes et des poires — dont il faisait du cidre et de la confiture. Il faisait trop froid pour des pêches. Il surproduisait intentionnellement et échangeait une bonne partie de ses produits avec un éleveur, dont il obtenait lait et fromage.
Emile ne quittait jamais le village. Quand il ne s’occupait pas de son jardin ou de son verger, il était assis devant chez lui, sculptant des petits ours en bois, lisant, buvant son café ou profitant simplement du soleil. Lorsqu’il faisait froid, il restait dans sa cuisine, chauffée par un grand poêle à bois. Il achetait du pain auprès d’une boulangerie locale. Il achetait sans doute aussi de la farine et du sucre, mais nous ne l’avons jamais vu faire.
Emile était bien plus heureux que la majorité de nos amis millionnaires. Et en bien meilleure santé que la plupart des gens — même ceux ayant la moitié de son âge — abonnés à de luxueux spas. Chaque fois que nous passions, il nous invitait dans sa cuisine confortable pour un verre de cidre.
Pourtant, Emile vivait sans doute avec moins de quatre dollars par jour — ce qui le mettait sous le seuil de pauvreté, même pour l’Amérique du sud.
« Vulnérable ? » Absolument pas. C’était probablement la personne la moins vulnérable que nous ayons rencontrée. Si le marché boursier avait été divisé par deux, il ne s’en serait pas rendu compte. Si le pays était tombé en récession ou en dépression, ça n’aurait rien changé à son existence ou son niveau de vie. Il n’avait pas besoin de travail. Il ne payait pas de prêt immobilier. Il n’attendait pas de chèque, que ce soit de la part du gouvernement ou de quiconque d’autre.
Ce n’est pas le manque de revenus qui vous rend vulnérable. Ni le manque d’égalité des revenus qui fait de vous un perdant.
A suivre…