▪ Plus on prend de l’âge, plus on devient solitaire. Non parce qu’on devient anti-social — mais parce que vos amis meurent.
Votre correspondant n’a que 61 ans. Il n’est pas de nature particulièrement sociable. Notre épouse est d’avis que nous sommes un vieux ronchon parce que nous ne nous attardons pas durant les cocktails ou que nous ne participons pas aux fêtes d’après-match. Nous restons rarement éveillé après minuit — et nous n’avons jamais entendu quiconque dire quoi que ce soit après les 12 coups qui vaille la peine d’être resté debout. Pour empirer un peu les choses, nous sommes un économiste de l’école "je vous l’avais bien dit".
Un homme de cette espèce n’accumule pas beaucoup d’amis. Si bien que lorsqu’il en perd un, il se sent un peu comme un clochard dont la dernière piécette vient de rouler dans les égouts.
▪ Lundi, nous avons assisté à l’enterrement d’un ami cher, Frank. La cérémonie s’est déroulée dans une magnifique église au coeur de Paris, Saint-Julien-le-Pauvre.
"C’est bien Frank", a déclaré quelqu’un dans l’assistance. "Même son enterrement devait être différent".
Frank était catholique. "Ne pas croire serait vulgaire", a-t-il dit après avoir reçu les derniers sacrements.
Il avait choisi Saint-Julien-le-Pauvre parce qu’il s’agit d’une église catholique — et un peu plus encore. Elle appartient à une secte dont nous n’avions jamais entendu parler — les melkites, des catholiques grecs. Ils viennent du Proche-Orient ; leur centre se trouve encore à Damas, et possède désormais des paroisses un peu partout dans le monde. Ils affirment descendre directement des apôtres Pierre et Paul, par un lignage long et compliqué, étroitement imbriqué dans l’histoire du Levant. Les chrétiens melkites sont le produit d’un schisme ancien. Ils faisaient partie de l’Empire oriental et ont été soumis à l’autorité de Constantinople durant des siècles. Puis les musulmans ont pris le pouvoir… ajoutant une poésie et des ornementations arabes aux rites melkites. Plus tard, les melkites rejoignirent les catholiques romains, auxquels ils sont toujours rattachés.
▪ Frank était architecte. La dernière fois que nous l’avons vu — alors que la main de la Faucheuse pesait déjà lourdement sur son épaule — nous avons discuté architecture. Nous lui avons parlé d’un projet pour notre ranch en Amérique du Sud, où nous prévoyons de construire, à la main, une voûte en pierre et en adobe locales. C’est assez facile à imaginer, mais très difficile à mettre en pratique. Comment faire pour qu’elle soit arrondie aux bons endroits… et croise une autre courbe allant dans la direction opposée ?
Frank avait lui-même élaboré une voûte en pierre dans la maison qu’il avait construite avec ses trois fils. S’il pouvait le faire, avons-nous raisonné, nous le pouvions aussi. Mais Frank était architecte ; nous ne sommes qu’économiste non-apprivoisé.
Frank nous avait amené devant la porte de la cave. Appuyé sur une canne, il nous a invité à descendre et observer. Nous avons vu ce qu’il avait fait — une sorte de cave à vin avec un plafond voûté. Ce n’était pas exactement ce que nous avions en tête ; nous avions précisé notre idée, et Frank avait sorti papier et crayon pour nous éclairer. Malgré tout, il était difficile de comprendre l’intersection des deux courbes à un angle de 90 degrés, sur son dessin.
"Je dois le voir en pierre pour comprendre", avons-nous dit.
"Ne t’inquiète pas, tu verras bientôt", avait-il répondu.
"Que veux-tu dire ?"
"Ouvre l’oeil".
▪ Saint Julien est une église merveilleuse ; elle a été érigée au XIIIe siècle. Elle a été construite et reconstruite puis construite encore, selon les livres d’histoire. Mais au XIIIe siècle, elle avait trouvé sa forme actuelle.
Puis, dans les années 20, l’église fut la scène d’un événement important dans le monde de l’art. C’est là que Tristan Tzara, André Breton et Philippe Soupault ont mis en place la dernière grande "excursion dada". Les dadaïstes ont crié aux passants un flot de remarques absurdes. C’était le but : éveiller l’intérêt pour l’absurdité de la vie elle-même. Il s’agissait d’une forme de marketing, destinée à augmenter la notoriété du mouvement dada auprès du public, et peut-être donner plus de crédibilité aux artistes. Le plan échoua. Le public les ignora. Breton et Soupault se séparèrent de Tzara et formèrent le mouvement surréaliste.
Frank n’avait guère d’intérêt pour les dadaïstes. Pour autant que nous en sachions, il n’avait pas non plus d’intérêt particulier pour le schisme melkite. C’est le bâtiment lui-même et la richesse de la cérémonie qui faisaient son admiration. L’église est entièrement construite en pierre. Elle est petite, intime, avec des panneaux de bois sculpté embellissant la sacristie. Aux murs sont suspendus des tableaux religieux et des icônes dans le style orthodoxe oriental. Le prêtre aussi était de style oriental. Bien qu’il n’ait pas été orthodoxe, on aurait pu le confondre, avec sa coiffe noire couvrant sa tête et son dos.
La cérémonie a commencé avec des chants et une liturgie grecque, chantée elle aussi. Tout cela avait le goût des monastères, des minarets et du café fort… Quelques mots étaient clairement français ; pour d’autres, nous n’étions par certain. Il y a eu les lectures bibliques habituelles… et une homélie du prêtre.
Nous étions perdu dans nos pensées… nous rappelant Frank et nous demandant pourquoi nous nous étions vus si rarement durant les 30 années de notre amitié. Frank était un homme bien plus réfléchi que nous. Nous écrivons. Frank pensait. Et lorsqu’il parlait, nous écoutions avec attention. Parce que ses réflexions n’étaient pas le breuvage rustique des éditorialistes et des "experts" médiatiques. Elles étaient plutôt la liqueur distillée du penseur sérieux. Riches. Et fortes. Souvent, lorsque nous réfléchissions à quelque chose, nous nous demandions : "qu’en penserait Frank ?"
A présent, il est trop tard pour lui poser la question. Nous devrons penser par nous-même.
▪ Alors que nous étions ainsi absorbé dans nos pensées, nous avons levé les yeux. Des colonnes s’élevaient des deux côtés de l’église, espacées de la même manière que ce que nous envisagions pour notre projet au ranch. Nous les avons suivies jusqu’à l’endroit où elles se divisaient, s’élargissaient… et formaient une voûte. Et là se trouvaient les étais entrecroisés… le cadre sur lequel pouvait reposer notre plafond… et les angles, formés naturellement par l’intersection des deux sections voûtées… exactement comme nous l’avions imaginé.
Nous étions bouche bée. Nous avons levé la tête un peu plus, étudié le plafond. Et nous avons cru entendre une voix murmurer : "ouvre l’oeil".
Adieu, Frank.