Rembourser ses dettes, c’est un peu comme mourir. On essaie de repousser l’échéance aussi longtemps que possible… mais le crédit éternel n’existe pas.
La semaine dernière, on apprenait que le constructeur de yachts Hinckley, basé dans le Maine et en activité depuis 1928, est en train de couler. Le problème n’est ni technique ni opérationnel. Il est philosophique. Personne ne se plaint de la qualité des bateaux. Ni même des prix (au cas où vous vous poseriez la question : ils sont exorbitants). Jusqu’en 1997, la société naviguait allègrement. Puis les grands pontes du private equity ont pris la barre. Le clan Hinckley, qui gérait la boutique depuis des décennies, considérait la dette comme une bouteille de whisky. Une petite goutte de temps en temps ne fait pas de mal. En plus grande quantité, cela peut vous envoyer par le fond. Durant leurs 70 années de gestion, les Hinckley n’avaient accumulé qu’un million de dollars de dettes. Mais les nouveaux propriétaires étaient dipsomanes ; ils ont multiplié cette somme par 20 ou 40 (les chiffres exacts ne sont pas disponibles).
Pendant longtemps, on a traité le non-remboursement des dettes comme un crime et non comme une simple rupture de contrat. Les gens qui ne remboursaient pas leurs créanciers à temps étaient considérés comme des voleurs ; on les mettait en prison. Au Moyen Age, les enfants d’un débiteur décédé pouvaient eux aussi être envoyés au cachot. A présent, les lois qui encadrent les faillites permettent aux individus comme aux entreprises d’entrer en cure de désintoxication. Ils peuvent ensuite arnaquer une nouvelle fois leurs créditeurs. Ni péché, ni crime, la dette n’est plus qu’un coût de fonctionnement.
Mais peu de créditeurs sont aussi indulgents — ou négligents — que ceux qui prêtent au gouvernement. Telle est la conclusion d’un nouveau livre de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, This Time It’s Different ["Cette fois-ci c’est différent", NDLR.]. Les deux professeurs ont étudié huit siècles de "folie financière". Nous connaissions déjà leurs conclusions : les emprunteurs sont souvent perfides, les crises sont généralement insidieuses, et les banquiers sont des benêts.
Il y a cinq ans seulement, Ben Bernanke observait les eaux calmes de l’Ere de la Bulle, qu’il avait baptisée "Grande Modération". Bernanke s’en attribuait tout le mérite. Cette prospérité était due à "des politiques macro-économiques améliorées", affirmait-il. Rétrospectivement, il aurait probablement dû dire que c’était de la chance et s’en tenir là. Ses politiques macro-économiques ont poussé tous les secteurs de l’économie à emprunter. Inutile de rappeler quels ont été les résultats pour Hinckley. Encombré de dettes, trop lourd, le constructeur de yachts lutte pour rester à flot.
Mais qu’y a-t-il de neuf, se demandent Reinhart et Rogoff ? Partout et toujours, la dette engendre des problèmes. La France a fait défaut sur sa dette souveraine à huit reprises. L’Espagne en était à six fois avant 1800, puis sept après cette date.
L’Amérique latine, comme le soulignent les auteurs, aurait été plus sûre pour les banquiers si la planche à billets n’avait jamais traversé l’Atlantique. Entre l’hyperinflation, les défauts de paiement et les débâcles bancaires — sur deux siècles — les républiques bananières ont escroqué les banques de milliards de dollars. Dans les années 80, Nicholas Brady a essayé de secourir les banquiers new-yorkais avec ses "Brady bonds", des obligations garanties par les Etats-Unis. Les lecteurs de longue date devineront ce qui s’est passé. En quelques années, sur les 17 pays ayant entrepris une restructuration de leur dette selon la méthode Brady, sept était plus endettés qu’auparavant. En 2003, quatre membres du gang Brady avaient une fois de plus fait défaut ; en 2008, l’Equateur avait fait défaut deux fois.
Même des pays inexistants manquent à leurs engagements. En 1822, "General Sir" Gregor MacGregor émit les obligations d’un pays fictif qu’il appela Poyais, dont la capitale, Saint Joseph, était décrite dans le prospectus comme ayant "de vastes boulevards, des immeubles à colonnades et une splendide cathédrale avec un dôme". Les obligations se vendaient à des rendements plus bas que ceux du Chili. Mais peu importe que le pays soit réel ou imaginaire — aucun ne paie ses dettes.
En ce qui concerne la crise actuelle, votre correspondant n’offre pas de prédictions, simplement quelques lignes directrices. Durant un ralentissement économique ordinaire, les prix réels de l’immobilier baissent généralement de 36% sur une période de six ans. Le PIB per capita, toujours en termes réels, chute en général de 9,3%, tandis que le taux de chômage grimpe durant cinq ans, avec une augmentation "normale" d’environ sept points de pourcentage. La situation la plus proche des circonstances actuelles, qu’on appelle la "Grande Contraction", est la Grande dépression des années 30. A cette époque, le chômage en Allemagne et au Danemark dépassait les 30%. L’activité de construction diminua de 82% aux Etats-Unis. Le Chili vit ses exportations s’effondrer de 90%.
Les recettes fiscales baissent, pendant une crise économique. Les dépenses gouvernementales enflent (surtout quand les autorités sont prêtes à faire "tout ce qu’il faudra" pour générer une reprise). Généralement, selon Reinhard et Rogoff, après un désastre financier, la dette publique augmente de 86% sur une période de trois ans. Tant la Grande-Bretagne que les Etats-Unis enregistrent désormais des déficits de plus de 10% du PIB national. Aucun des deux pays n’a de plan honorable pour réduire ses dettes. Alors restez à l’écoute. Les défauts gouvernementaux, les dévaluations monétaires et l’hyperinflation nous attendent au tournant.
Meilleures salutations,
Bill Bonner
La Chronique Agora