J’ai récemment terminé un très bon livre sur l’Inde — l’un des meilleurs que j’aie jamais lus sur ce pays. Edward Luce est l’auteur de In Spite of the Gods: The Strange Rise of Modern India ["En dépit des dieux : l’étrange ascension de l’Inde moderne"]. Il était chef du bureau Asie du Sud pour le Financial Times, et a vécu à New Delhi de 2001 à 2006.
Il semble que Luce ait voyagé partout en Inde, rencontrant les autorités locales, mais aussi des hommes d’affaires, des journalistes… C’est le genre de recherches que je trouve extrêmement précieuses. En étant sur place, on apprend des choses tout simplement impossibles à comprendre de l’extérieur.
Le portrait émergeant des travaux de Luce est d’une incroyable complexité, plein de couleurs et de contradictions. Bon nombre des stéréotypes circulant au sujet de l’Inde sont renforcés, tandis que d’autres sont détruits par les preuves du contraire.
Pour un exemple de stéréotype renforcé, prenez la bureaucratie indienne, embrouillée et corrompue. Son armée de salariés est immunisée contre les licenciements. La corruption est galopante et acceptée de tous, ce qui semble étrange pour des yeux occidentaux. Cela mène à des situations absurdes. Le département indien des autoroutes, par exemple, emploie 1,25 personnes pour 1,6 km de route — le chiffre le plus élevé au monde. Le gouvernement les paie plus de trois fois le taux horaire standard pour de tels travaux. "Bon nombre de ces employés ne se donnent pas la peine d’aller travailler", écrit Luce, " parce qu’il ne peuvent pas être renvoyés".
Les routes indiennes sont épouvantables, pour la plupart. On peut rarement y dépasser les 65 km/h, même sur autoroute. Les véhicules en circulation changent de voie de manière imprévisible et absurde. Luce décrit la manière dont il conduisait sur une voie — tandis que d’autres voitures arrivaient droit sur lui… dans le sens inverse. Sans parler des chars à bœufs, des bicyclettes et des règles de circulation que personne n’applique.
La bureaucratie indienne est aussi chère qu’elle est inutile. Une bonne partie des dépenses gouvernementales sont bloquées, utilisées par le système pour se payer lui-même. Les salaires des effectifs surabondants absorbent de l’argent qui aurait pu être employé à construire de meilleures routes, des systèmes électriques et des usines de traitement d’eau. Bien entendu, tous ces fonctionnaires ont de coquettes retraites.
Le système légal est lui aussi dans un état lamentable. Là encore, la corruption galopante est un problème. Elle est si ouverte que certains juges ont un menu fixant les prix. Luce écrit : "on paie X milliers de roupies pour s’en tirer dans une affaire de drogue, Y milliers pour un meurtre"…
Il y a également beaucoup d’absentéisme, puis le fait que les juges ne travaillent pas beaucoup — de 10h à 15h, par exemple, avec au moins une heure pour déjeuner. "Le plus grand problème, peut-être", continue Luce, "est l’immense accumulation de procès en retard en Inde, qui, en 2006, représentait 27 millions de cas. Au rythme auquel les tribunaux indiens règlent leurs affaires actuellement, il faudrait plus de 300 ans pour liquider les retards". Certains chiffres estiment que 10% des capitaux de l’économie sont bloqués dans des disputes judiciaires.
En deux mots, c’est un problème profondément enraciné. Je ne peux qu’imaginer combien il est frustrant de faire des affaires en Inde (une citation mémorable du directeur de la branche indienne de la société Proctor & Gamble : "en 30 ans de travail actif en Inde, je n’ai jamais rencontré un seul bureaucrate comprenant réellement mon activité — et pourtant, tous avaient le pouvoir de la détruire").
Les problèmes sociaux décrits dans le livre sont tout aussi alarmants. C’est un autre domaine où les stéréotypes ne font que s’approfondir à la lecture du livre. L’ancien système de castes est d’une inhumanité déprimante. On voit également la violence des conflits religieux, et des portraits sans concession de l’extrême pauvreté.
Mais le livre fait également voler en éclats quelque clichés au sujet de l’Inde. Le plus grand est l’économie elle-même — singulière, complexe et bien loin de ce qu’envisagent les investisseurs lorsqu’ils pensent à l’Inde.
Lorsqu’ils pensent à l’économie de l’Inde, la plupart des investisseurs l’associent probablement aux sociétés de sous-traitance — l’Inde en tant que "petite main" de la planète, avec des centres d’appels et des armées d’ingénieurs et de programmeurs informatiques. Mais comme l’affirme clairement Edward Luce, cette partie de l’économie est encore minuscule ; une bonne partie de l’étrange économie indienne est pauvre et arriérée.
"Moins d’un million de personnes — c’est-à-dire moins d’un quart d’1% du bassin total de main d’oeuvre de l’Inde — sont employées dans le secteur des technologies de l’information, des logiciels, des centres d’appels et autres tâches administratives", écrit Luce. La plupart des Indiens évoluent au sein d’une structure économique primitive et désorganisée, exploitant des fermes, gérant de petites boutiques ou des stands de rue, conduisant des rickshaws, travaillant comme domestiques, servant d’ouvriers saisonniers et autre travaux de ce genre. On compte plus de gens travaillant pour le gouvernement (21 millions de personnes) que dans le secteur privé indien (14 millions de personnes).
Il y a encore du chemin à faire en Inde… ce qui est, assez bizarrement, la raison pour laquelle le pays attire tant les investisseurs et les entreprises.
La "classe moyenne" indienne, selon les mesures employées, représente entre 50 et 300 millions de personnes — ce qui est déjà plus vaste que les populations de pays occidentaux tout entiers. Puis il y a la croissance économique vigoureuse — 9% l’an dernier. Pour ces raisons, une longue liste d’entreprises continue d’essayer de s’attaquer au marché. AIG, Citibank, Pepsi et bon nombre d’autres sont déjà devenus leaders dans leurs segments en Inde. D’autres encore essaient de prendre position.
"Durant le temps que j’ai passé en Inde", raisonne Luce, "j’ai souvent été amusé en rencontrant certains cadres, qui passent des années à occuper les mêmes chambres d’hôtels en attendant le feu vert de leur entreprise avant de pouvoir s’installer dans un bureau permanent."
Si vous êtes intéressé par plus d’informations sur l’Inde, je vos recommande le livre de Luce. Depuis sa publication, quelques événements constituent des repères intéressants dans l’ascension continue de l’Inde.
Il y a, pour commencer, le fait que l’Inde est à nouveau considérée comme un investissement possible après 15 ans de mise à l’écart, les grandes agences de notation ayant enlevé l’étiquette "spéculation" de la dette indienne. C’est important, dans la mesure où cela abaissera le coût de l’emprunt pour bon nombre d’entreprises indiennes.
Puis, plus important probablement, il y a l’acquisition par Tata Steel de Corus, son homologue anglo-hollandais — la première opération d’envergure par une entreprise indienne. Cela a fait ressortir une certaine hardiesse dans la culture d’entreprise indienne. Comme le déclare un important commentateur indien : "j’attends avec impatience le jour où ICICI Bank reprendra Citibank ; où Infosys rachètera IBM ; où Reliance reprendra Exxon ; et où Tata Motors rachètera General Motors". L’acquisition de Tata Steel marquera-t-elle le point dans lequel de futurs historiens verront le début d’une nouvelle tendance, ou bien sera-t-elle juste une "note de bas de page" ?
Ceci dit, il reste encore beaucoup de vents contraires. Selon la Banque mondiale, une usine indienne moyenne perd 8% de ventes tous les ans à cause des coupures de courant. Les routes sont encore insuffisantes. L’Inde, comme la Chine, est un consommateur vorace d’énergie et de matières premières.
Cependant, de tels vents contraires créent également des opportunités. Les impressionnantes perspectives de l’économie indienne sont de bon augure pour les investisseurs dans le secteur de l’énergie — et de tous les autres composants des infrastructures. L’Inde importe actuellement 70% de ses besoins en pétrole, par exemple, contre seulement 30% il y a un an de ça.
Alors devrions-nous acheter aujourd’hui ?
Un jour, l’Inde sera à nouveau bon marché — et vaudra la peine de s’y risquer. N’oubliez pas la vilaine baisse subie par les marchés en mai-juin 2006, où les marchés indiens ont perdu un tiers de leur valeur. Rétrospectivement, c’était une excellente opportunité d’achat.