"Le ciel d’été/Remplit nos cœurs de sa lucidité/Chasse les aigreurs et les hostilités/Qui font le malheur des grandes cités/Tout excitées…."
— Charles Trenet
Mon maillot bleu dort au placard, avec une boule de naphtaline.
Au-delà des soubresauts parfois cruels de l’actualité sportive, par bonheur, il y a des choses qui ne changent pas. De même qu’en Bourse, toute hausse est suivie d’une baisse, et réciproquement ; de même, après une année de dur labeur au service de l’euro fort, elle est revenue, l’heure sacrée de mes congés payés.
… Chez ma cousine, à Menton.
Kilomètre zéro
J’ai chargé mon filet à papillons, la cage du canari, le canari lui-même, la glacière, les oeufs durs, la chaise pliante, la table de pique-nique et ma bouée-canard dans le coffre (avant) de mon increvable Dauphine. Oui, une Dauphine, rouge vif, de 1963 — ce qui ne nous rajeunit pas.
En route ! La Porte d’Italie me tend les bras… Je la traverse sans un regard — indifférent à toute provocation — et prends la route enchantée des vacances. Qu’on ne me parle pas de la sinistre Autoroute du Soleil où les Audi climatisées sifflent comme des bombes sur l’asphalte, slalomant entre hérissons écrasés et grands-mères en déroute ! Je ne descendrai au beau soleil du Midi que par la Voie Royale, la Route Bleue de mon enfance, où l’on sait encore prendre le temps de flâner (surtout en Dauphine 63). Si j’entends conter fleurette, que ce soit à la mythique nationale n°7 — où les oliviers sont toujours bleus, ma petite Lisette — ainsi qu’à son accorte cousine : la bourguignonne n°6, reine de la Côte d’Or et de ses délices.
Mes vacances commencent passé le carrefour de la Belle Epine : chaque année, c’est comme un voyage dans le temps…
De Paris à Fontainebleau (au km 65)
Ma vaillante automobile s’engouffre sous l’aérogare ultra-moderne d’Orly Sud, écrin de notre rapide, sûre et douce Caravelle. Adieu, Paris et sa banlieue ! J’enfile à petite allure des champs de betteraves tandis que mon Radiola "grandes ondes-petites ondes" diffuse un swing endiablé de Jo Privat.
Je médite le rapport sur l’emploi qui nous arrive des USA : une déception, avec 121 milliers de créations seulement, contre 160 attendus (le taux de chômage reste inchangé, à 4,6%). Mais une déception à relativiser en raison des marges d’erreur possible… Et une bonne nouvelle, à court terme, pour des marchés toujours attentifs au risque inflationniste. D’autres signaux semblent d’ailleurs confirmer le scénario d’une décélération, sans danger, de la reprise américaine : la croissance au premier trimestre s’est révélée conforme aux anticipations ; le PMI de Chicago, qui accuse une baisse inattendue en mai, demeure pourtant au-dessus des 50 points, signalant une expansion. Enfin, les indices de confiance, aussi bien pour l’Université du Michigan que pour le Conference Board, attestent un regain de bonne humeur chez les consommateurs.
Tout cela fait écho aux dernières minutes du comité monétaire de la Fed, à la fin du mois dernier : malgré une hausse attendue, elles se sont surtout signalées par leur modération. Ben Bernanke, le patron de la Banque centrale américaine, a choisi de mettre un peu plus l’accent sur la possibilité d’un ralentissement de la croissance, et un peu moins sur cette core inflation (hors prix de l’alimentaire et de l’énergie) qui occupait jusqu’ici l’essentiel de son discours : avec, en filigrane, l’arrêt possible, ou la suspension, de son cycle de redressement.
Les marchés d’actions ont apprécié, tandis que le dollar plongeait face aux grandes devises mondiales — et que l’or, mécaniquement, repartait à la hausse… Effets de court terme : plus qu’une résurgence des craintes inflationnistes, j’y vois le signe d’un ajustement des opérateurs au nouveau profil présenté par le patron de la Fed. Celui-ci semble avoir tenu compte du carton jaune que lui avaient valu quelques déclarations plus "musclées". Il semble s’être mis au diapason de son homologue européen, Jean-Claude T*** — et prôner désormais un "vigilant attentisme".
Au plan technique, me confirme Egisthe, mon Analyste, la tendance demeure à la tension des taux, même si les anticipations de redressement se modèrent sur la partie courte. Les obligations long terme US viennent d’enfoncer des seuils-clés ; l’analyse technique prédit dans ce cas un pullback, c’est-à-dire un petit retour haussier sans conviction, avant la poursuite de la baisse. Cette prévision se traduirait par un mouvement inverse concernant les taux d’intérêt : une pause temporaire dans la tension, voire une légère détente, précédant le retour à la hausse. Même scénario de pause temporaire de ce côté-ci de l’Atlantique. Au Japon, la tension en tendance figure elle aussi au menu. "Les signaux sont très nets dans le cas du JGB", précise Egisthe : un constat sans surprise, confirmant la quasi-certitude que la Banque du Japon ne tardera plus à sortir de sa politique de taux zéro. En un mot, la normalisation monétaire se poursuit dans les trois grandes zones économiques du monde.
… Le carrefour de l’Obélisque. Allez, je prends la route de la Bourgogne.
De Fontainebleau à Auxerre (au km 175)
Toutes fenêtres ouvertes, je sifflote joyeusement au volant de ma Dauphine rouge vif (de 1963). La route est spacieuse ; j’abandonne la voie de gauche aux Berliet de la Flèche Cavaillonnaise qui retournent, à vide, aux melons du pays natal.
Aux abords d’Auxerre, je m’arrête à la station-service Azur. Le pompiste en salopette rouge et blanche me salue familièrement, de deux doigts portés à sa visière. Il me fait le plein — 32 litres pour mon moteur 5 CV — et vérifie le niveau l’huile tandis que je sirote un Pschitt orange ("Pour toi, cher ange") à la buvette.
… Bigre, ça douille, quand même. Je ne parle pas du Pschitt orange, mais de l’essence : le baril de brut a encore marqué un sommet, dépassant brièvement les 75 $ entre le 5 et le 7 juillet 2006 — sur fond de tensions en Iran, en Irak, au Nigeria. La demande aux USA vient aussi de marquer un nouveau record, en augmentation de +1,4% sur un an. Où va le pétrole ? Comme pour l’or : à la hausse, estime Egisthe. L’un et l’autre sont bien orientés : tous les retours (68/70 $ pour le brut léger américain, ou LCO ; zone des 600 $ sur le métal jaune) peuvent fournir de bonnes occasions d’achat.
D’une façon générale, la poursuite de la croissance (même si elle se ralentit aux USA) et les pressions montantes sur l’offre alimentent cette vaste flambée des matières premières à laquelle on assiste depuis plusieurs mois. Des métaux tels que l’aluminium ont certes déclenché des corrections sensibles depuis le printemps, mais le rebond est en cours — et devrait, selon Egisthe, nous emmener vers de nouveaux plus hauts.
Allons, le canari s’impatiente : il est temps
de repartir.
D’Auxerre à Saulieu (au km 259)
Je fais halte au bord de la route, le temps d’acheter un vase aux fameux potiers d’Accolay, dont les étals surchargés sont l’ornement de la nationale. Ça fera sûrement plaisir à ma cousine de Menton.
La route s’écarte doucement de la rivière : voici Avallon, puis Saulieu. Ombres de Pic, de Dumaine et de Loiseau ! La croissance permettra-t-elle à la Côte d’Or de perpétuer sa tradition millénaire d’excellence gastronomique ? Le taux de chômage a baissé de 0,1 point en mai dans la zone euro, s’établissant tout de même à 7,9%… Mais contre 8,7% il y a encore un an (Eurostat, 3 juillet) ; et le PMI des directeurs d’achats européens atteint son plus haut niveau, à 57,7 points… Tandis que la production industrielle française trouve un second (petit) souffle en progressant de +2% en mai, contre une baisse de -1,4% le mois précédent (10 juillet).
De quoi, peut-être, tempérer la mauvaise nouvelle d’une inflation qui, à 2,5%, se cantonne obstinément au-dessus des seuils limites de la BCE. La reprise paraît donc s’enclencher. L’Allemagne, à l’image de son buteur fétiche, redresse haut la tête depuis quelques mois ; mais l’Italie risque de boire, dans sa quatrième Coupe du Monde, l’amère potion d’un plan de rigueur à 35 milliards d’euros ; et le Portugal, avec un déficit public de quelque 6% de son PIB, se laisse tomber dans la surface…
Foin de métaphores footballistiques. Egisthe l’Analyste me l’affirme : au plan technique, les indices américains, européens et japonais restent bien orientés ! Information importante dans la mesure où la grande question qui se pose, depuis le printemps, c’est de savoir si le grand mouvement de hausse déclenché en 2003 touche à sa fin… Mon analyste technique estime que non. Nous ne sommes pas entrés en bear market : il reste une bonne marge de progression haussière sur les marchés d’indices.
De Saulieu à Chalon-sur-Saône (au km 344)
Au plan technique, le potentiel apparaît plus marqué aux USA et dans l’Archipel japonais que sur nos rives atlantiques. Il se pourrait que les gains, en zone euro, se révèlent moins spectaculaires que ces côtes du Morvan dont ma Dauphine rouge (de 1963, ce qui ne nous rajeunit pas) a entrepris la conquête. Elle ahane douloureusement, ma Dauphine, derrière un semi-remorque des Rapides du Midi — lequel m’enfume dans des vapeurs d’huile, de gas-oil et de ferrodo surchauffé. Mais qu’importe ! Il suffit d’attraper un mouchoir rouge dans la boîte à gants, de se le nouer au cou… et me voilà changé en Yves Montand dans le Salaire de la Peur. Il n’est pas fabriqué, l’Unic qui me gâchera mes vacances.
… J’ai bien fait, je crois, de ne pas m’arrêter chez Lameloise pour y flamber mes émoluments de Banquier Central. Je lui préfère le Relairoute de la Rochepot, établissement ultra-moderne où je déjeune, face aux montagnes désolées, d’une frugale andouillette (tant pis pour mes œufs durs). Un Pschitt citron ("Pour toi, garçon") pris à la sortie, dans la glacière Frigeavia ; un verre d’eau pour le canari, un seau pour le radiateur de la Dauphine et je repars vers ma cousine, à Menton.
Les 5 000 points sur le CAC 40 sont en tous cas le seuil de risque à surveiller de près. Tant que l’on reste en va-et-vient, les retours sont probables contre ce niveau-clé ; il faudra le franchissement à la hausse de cette résistance pour déclencher l’accélération — à l’image de ma Dauphine qui, ayant vaincu difficilement les sommets, dévale maintenant vers St-Aubin et les vignobles.
De Chalon-sur-Saône à Lyon (au km 470)
La plaine : la Saône flâne entre les vignes verdoyantes. Lyon approche, comme le rappelle le nez rouge de Gnafron sur les enseignes en émail du Cep Lyonnais. Je slalome entre les poids lourds avec une aisance déconcertante. Sur mon Radiola grandes ondes-petites ondes, je réécoute pour la énième fois cette retransmission du match de 1958. Le commentateur déchaîné annonce le match-événement de cette Coupe du Monde : je veux parler, bien sûr, du choc France-Brésil ! Un mois auparavant, qui aurait cru que notre équipe se hisserait jusqu’en demi-finale, face aux dieux vivants du football ? Quelle émotion règne là-bas, au Rasunda Stadium de Solna (Suède) ! La France retient son souffle.
… Presque aussitôt, ces diables de Brésiliens transpercent notre défense : Jonquet, d’ordinaire impeccable, se trouve pour une fois débordé ! Son tacle maladroit ne fait que repousser le ballon dans les pieds de Garrincha — et l’avant-centre Vavà concrétise, dès la deuxième minute. Notre goal, Abbes, n’a rien pu faire… Mais la contre-attaque s’organise ! Kopa, Fontaine et Piantoni s’élancent, assiègent la cage brésilienne de Gilmar… Leur obstination paye ! Kopa trouve l’ouverture ! Le voilà dans les seize mètres ! Les défenseurs accourent ! La passe de Raymond fuse, éblouissante d’intelligence, pure comme un théorème… et trouve Justo en embuscade ! Gilmar, qui a vu le danger, a beau jaillir, Fontaine le crochète proprement avant de catapulter le ballon dans les filets vides, selon un angle impossible ! C’est l’égalisation, à la huitième minute !
… Redoutant l’accident de la route, je me résigne à éteindre. Mais le match est bien parti pour les Bleus d’Albert Batteux : tant que Jonquet sera solide, ce n’est tout de même pas ce gamin de dix-sept ans, ce petit "Pelé" que les Brésiliens ont le culot de nous lancer dans les pattes, qui peut nous mettre à genoux.
Après quelque 450 kilomètres sur la Route des Vacances, une saine fatigue m’étreint et la pause s’impose. Ça tombe bien : le tunnel de Fourvière est devant moi. J’aime les tunnels, surtout quand je suis en vacances. Il y fait sombre et frais, comme dans une cathédrale.
De Lyon à Avignon (au km 699)
Enfin, la sortie… Je contourne St-Symphorien d’Ozon et redescends sur Vienne à petite allure. A toute petite allure. Mais j’aime les embouteillages, surtout quand je suis en vacances. Surtout en Dauphine 1963. J’en profite pour réfléchir au change mondial.
Il y a, cher Journal, un graphique dont je ne me lasse pas — et c’est d’autant plus paradoxal qu’il s’agit d’un de ces rares graphiques dont l’analyste technique n’a pas grand-chose à dire. Il s’agit du cours dollar/yuan, soit le greenback exprimé en monnaie chinoise (renminbi). Si l’analyste n’a guère à en dire, c’est que ce marché n’est pas régi par l’offre et la demande. Il dépend de la Banque Populaire de Chine, qui intervient massivement pour arrimer sa devise au cours du billet vert (c’est le pegging). Pas question de laisser le yuan s’envoler, menaçant la compétitivité des exportations chinoises ; pour cela, une solution simple : acheter des dollars avec des yuans.
Et pourtant… le programme chinois a reçu un premier coup de canif en juillet dernier, quand la BPC a décidé de laisser un peu de "jeu" à sa monnaie en lui allouant une marge de fluctuation par rappor
t à un panier de devises-références, dont la composition n’a pas été donnée.
… Après l’Isère, le Midi commence ; sous les belles avenues ombragées de Valence, cela sent déjà les vacances. Par les vitres baissées de la Dauphine m’arrivent des parfums de garrigue, et j’entends bruire les premières cigales. Les enseignes "Suprem’Nougat", en forme de borne kilométrique, annoncent Montélimar… Longeant le Rhône, je poursuis mon chemin dans le Tricastin.
D’Avignon à Fréjus (au km 894)
Je franchis la Durance au pont de Bonpas. Les majestueux platanes, de part et d’autre de la nationale, dispensent une ombre bienfaisante à ma Dauphine et à mon canari. Nouveau plein à la station-service Total d’Aix-en-Provence, étincelante comme un décor de Tati. Contournant la fontaine de la Place de la Libération, je poursuis ma route vers le Var. Le mistral souffle et, avec un peu d’imagination, on sentirait presque la mer.
Derrière moi, un soleil tardif paresse dans des volutes de poussière. C’est l’heure des vieilles fontaines, des figues et du pastis (pour ceux qui sont arrivés, s’entend). Encore un effort : les vacances sont presque là !
… Bien sûr, il reste quelques ralentissements à négocier : à Pourcieux, à Tourves, à Flassans sur Issole, au Luc, au Cannet des Maures, à Vidauban et au Muy. Mais rien ne presse ! On est presque rendu ; et que de belles occasions pour se faire des amis !
… Fréjus ! Là-bas, derrière les panneaux "Ambre solaire" ("Insolée mais non rissolée"), la Méditerranéenne roule ses eaux d’azur paisibles ; les lauriers-roses se découpent sur le ciel assombri. Je longe à petite allure les palmiers de l’avenue de Verdun.
De Fréjus à Menton (au km 995)
J’ai tourné le dos à la mer et, suivant le tracé de l’Antique Voie aurélienne, tournicote maintenant entre les chênes-lièges, l’œil perdu sur l’Esterel majestueux qu’ensanglante le soleil couchant.
Le dollar connaît-il, lui aussi, son crépuscule ? Pour Egisthe l’Analyste, la baisse n’est pas finie.
L’EUR/USD va rejoindre ses sommets du printemps pour, ensuite, les dépasser ; et l’USD/JPY, suivre le mouvement inverse. A court terme, la modération nouvelle de Ben Bernanke conforte cette hypothèse ; à plus grande échelle, l’ampleur des twin deficits est telle que ni les manœuvres de la Fed, ni celles de la BPC qui doit tenir compte d’autres paramètres (l’inflation chinoise, notamment) ne pourraient suffire à endiguer la tendance.
Si cette anticipation se réalise, cher Journal, les exportatrices qui facturent en euros ont du souci à se faire. Je m’en méfierais dans le contexte actuel, leur préférant leurs homologues américaines ou japonaises. Le plongeon du dollar dure maintenant depuis quatre mois : il devrait donc se lire dans les premières annonces de résultats pour le deuxième trimestre, qui s’égrèneront dans les semaines à venir. A n’en pas douter, ces chiffres, avec ceux de l’inflation, contribueront très largement à façonner le consensus.
… Mandelieu ! Avec cet instinct mystérieux qu’ont les animaux de compagnie, le canari a senti que l’arrivée était proche et gazouille joyeusement, passant le bec par la portière. Nous grimpons maintenant la grande Corniche à une honnête vitesse de croisière — du moins pour une Dauphine 1963.
… Voici la Turbie, et le grand hôtel Vistareo juste au-dessus du vide. La Grande Bleue s’endort dans l’air du soir. Comme c’est beau ! Comme on est haut ! Plus qu’à redescendre vers ma cousine et vers Menton, dont j’aperçois le port en contrebas.
Pourvu que mes freins de 1963, à l’instar de l’économie chinoise, résistent à la surchauffe…