La Chronique Agora

Peut-il y avoir restructuration de la dette publique française ? (1/3)

A mesure que l’endettement public progresse et que les mécanismes traditionnels de financement s’affaiblissent, la question de la soutenabilité de la dette devient incontournable. Quels sont les signaux d’alerte ?

Nous ne disposons d’aucune intelligence artificielle. Alors, misons sur un peu d’intelligence biologique pour nous poser quelques questions de bon sens et tenter d’y répondre.

Le titre de cet article remet sur la table un scénario aussi impensable qu’improbable : celui d’un éventuel défaut de l’Etat français. Dès lors, deux grandes questions se posent.

La France est-elle insolvable ?

Pour répondre à cette question, il est essentiel de comprendre comment évaluer la soutenabilité de la dette publique d’un pays.

Du point de vue macroéconomiste, cela revient à calculer le niveau minimal d’excédent public primaire (hors intérêts sur la dette), exprimé en pourcentage du PIB, que le pays devrait dégager. Ce niveau minimal est déterminé par le taux d’endettement public en % du PIB que multiplie le coût réel de cette dette (bien représenté par l’écart entre le taux d’intérêt réel à long terme et le taux de croissance potentielle de l’économie).

En prenant les données actuelles de la France (base fin 2024) :

Le niveau minimal d’excédent primaire requis pour stabiliser la dette publique s’établit donc à 115% × (1,50% – 0,20%), soit 1,50% du PIB. Or, le déficit primaire actuel avoisine 4,00% du PIB, ce qui signifie qu’un effort budgétaire considérable de 5,50% du PIB serait nécessaire pour rendre la dette soutenable.

Le problème, c’est que ce niveau minimal d’excédent primaire pourrait être encore rehaussé sous l’effet d’un ou plusieurs de ces facteurs :

Cela signifie que l’effort nécessaire pour assurer la soutenabilité de la dette risque de devenir de plus en plus important.

Cela dit, un Etat peut être considéré comme insolvable d’un point de vue macroéconomique tout en continuant à lever de la dette sur les marchés financiers. Autrement dit, dans le cas français, l’insolvabilité peut être repoussée dans le temps—un temps qui peut être long et surtout indéterminable.

Cette situation repose sur au moins trois facteurs, largement analysés et débattus ces dernières années par nous-mêmes, ainsi que par d’autres auteurs de publications économiques.

Première raison : la répression financière

Ce que certains appellent la répression financière est un phénomène qui pousse notamment les banques et les assureurs domestiques à surpondérer leurs portefeuilles d’actifs financiers en titres d’Etat, pour gérer leurs ratios réglementaires. Le traitement prudentiel extrêmement favorable des titres souverains dans la mesure des risques de solvabilité et de liquidité incite les institutions financières à privilégier ces actifs.

Mais cette surpondération est-elle durable ? Sans aller jusqu’à se délester de leurs titres d’Etat français, les banques et assureurs pourraient choisir d’accroître la diversification de leurs réserves de liquidité, en privilégiant des obligations souveraines étrangères ou des émissions supranationales. Une telle évolution viendrait alors limiter la capacité de l’Etat à financer son déficit via le secteur financier domestique.

Seconde raison : la monétisation de la dette publique

Un autre levier, que nous allons évoquer à plusieurs reprises, repose sur la monétisation de la dette publique par la banque centrale. Concrètement, cela signifie que la BCE imprime de la monnaie à partir de rien pour acheter des obligations d’Etat sur les marchés secondaires.

Le tableau ci-dessous actualise l’évolution des encours d’actifs détenus par la BCE depuis la mise en place, il y a tout juste dix ans, des programmes d’achats systématiques. Les montants sont exprimés en milliards d’euros et reflètent une pure création monétaire ex nihilo, se traduisant par une augmentation de la taille du bilan de la banque centrale.

On notera que les achats de titres d’Etat correspondent aux colonnes « Public sector purchase programme » et « Pandemic emergency purchase programme » (programme d’urgence décidé en mars 2020 par la BCE lors de la crise COVID).

Pendant plusieurs années, les dettes publiques achetées par les banques centrales ont été systématiquement renouvelées à leur échéance. De plus, les intérêts perçus sur ces obligations (les tombées de coupon) étaient automatiquement réinvestis dans de nouveaux titres. Concrètement, cela revenait à ce que les Etats ne remboursent jamais réellement cette part de leur dette – attention, nous parlons de la dette détenue par les banques centrales.

Cependant, depuis début 2023, la situation a changé : le volume de titres d’Etat détenus à l’actif du bilan de la BCE ne progresse plus. Jusque-là, la BCE se contentait encore de réinvestir les tombées de titres en achetant de nouvelles obligations, mais pour la première fois en près de dix ans, la Banque centrale européenne (ou plus exactement les banques centrales nationales pour leur dette publique domestique) n’a acquis aucune obligation en janvier 2025. Sauf circonstances exceptionnelles, elle ne devrait pas en acheter non plus dans les mois à venir.

Dès lors, les marchés obligataires vont devoir se passer de l’acheteur en dernier ressort, celui qui, en l’espace d’une décennie, est devenu le premier créancier des Etats de la zone euro.

Certes, depuis 2012, il existe ce que l’on appelle les OMT (Outright monetary transactions) destinées à secourir la dette publique d’un pays de la zone en difficulté (ils ont été introduits dans le contexte de la crise des dettes publiques grecque, italienne et espagnole). Mais ce dispositif n’a jamais eu l’occasion d’être activé, puisque la « spéculation » a été combattue vigoureusement par la BCE : d’abord de façon verbale en 2012 avec le « whatever it takes » de Draghi, puis monétaire, de façon non-conventionnelle, à partir de 2014-2015 (taux directeurs négatifs, TLRO 4 ans renouvelés jusqu’en 2020 pour les banques ; achats d’actifs via les QE jusqu’en 2022).

S’inspirant de ces OMT, la BCE avait, lors de son conseil de politique monétaire de juillet 2022, présenté un nouveau dispositif appelé TPI (transmission protection instrument). Cet outil était destiné à lutter contre la fragmentation au sein de la zone euro (notamment via un écartement violent des spreads entre les taux des emprunts d’Etat de la zone).

Mais la mise en place de ce dispositif est conditionnée au respect d’objectifs de discipline budgétaire et fiscale. La dette publique française a beau être systémique, compte tenu de ses encours énormes et de sa détention mondialisée, une absence de réelle rigueur budgétaire serait un signal catastrophique pour la BCE et les investisseurs non-résidents.

Les marchés ne vont-ils pas finir par se lasser de l’absence de vraie réforme structurelle des retraites, dans un pays où le financement public représente 14% du PIB (vs. 10,4% en Allemagne, 8,4% en Espagne, 6,6% au Royaume-Uni) ?

Si la mise en place d’une simple esquisse de réforme – consistant à ajuster le temps de travail plutôt que de toucher aux autres variables (baisse des prestations ou hausse des cotisations) – a déjà rencontré d’énormes difficultés en période de relative stabilité politique, comment espérer éviter une crise financière dans un contexte où l’instabilité politique perdure et où une part trop importante des pouvoirs exécutif et législatif persiste dans le déni des lois économiques élémentaires ?

Nous tenterons de répondre à la question dans notre prochain article.

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