On constate peu de mouvements sur les marchés des changes actuellement. Une situation troublante au regard de la crise actuelle… et qui ne va pas durer éternellement.
Les économistes savent depuis des décennies qu’il est extrêmement difficile d’expliquer les mouvements de devises. Néanmoins, la présomption écrasante est que, dans un environnement d’incertitude macroéconomique mondiale plus grande, les taux de change devraient évoluer de manière agitée sinon erratique.
Le fait qu’ils ne le fassent pas, comme nous l’avons vu hier, est un phénomène troublant.
Alors même qu’une deuxième vague de Covid-19 frappe l’Europe, l’euro n’a baissé que de quelques fractions. Ce n’est rien comparé à la volatilité des autres actifs sur les marchés.
De même les valses-hésitations sur la relance budgétaire aux Etats-Unis, l’incertitude électorale, tout cela ne produit aucune réaction sur le taux de change.
Personne ne sait avec certitude ce qui pourrait relancer une vague de mouvements sur les devises.
La fin des manipulations monétaires ?
Parmi les explications possibles à ce phénomène, on trouve la généreuse fourniture par la Fed de lignes de swaps en dollars et les réponses budgétaires massives des gouvernements dans le monde.
Les Etats-Unis fournissent les dollars dont le système a besoin, donc il n’y a pas de pénurie ; par ailleurs, tous les pays sont engagés dans la même politique d’avilissement. Comme il n’y a pas de demande sur le marché mondial des marchandises et que dévaluer ne servirait à rien, personne ne cherche à manipuler sa devise.
Ceci signifierait que la volatilité sur les devises reviendra peut-être – mais plus tard, seulement lorsque la demande mondiale donnera des signes de reprise vigoureuse. Il sera temps alors de tenter de hausser ses parts de marché.
La raison la plus plausible pourrait être ailleurs : il pourrait s’agir de la situation de blocage des politiques monétaires conventionnelles. Les taux directeurs de toutes les principales banques centrales sont à zéro ou proches de zéro, et il y a quasi-unanimité pour penser qu’ils y resteront pendant de nombreuses années.
La borne du zéro
La convergence des taux vers zéro supprime l’un des paramètres clefs qui font bouger les monnaies. La borne du zéro, et la certitude que l’on va y rester longtemps, retirent un élément de risque/incertitude et donc une opportunité de spéculation sur les devises.
Sans la limite inférieure proche de zéro, la plupart des banques centrales abaisseraient les taux d’intérêt, disons, à moins 3%-4%. Cela suggère que même si l’économie s’améliore, il pourrait s’écouler beaucoup de temps avant que les décideurs ne soient disposés à « sortir » du zéro et à relever les taux en territoire positif.
Le Covid-19 aurait en quelque sorte enraciné ces taux d’intérêt extrêmement bas et supprimé les anticipations qui constituent l’une des causes de volatilité des monnaies.
Les taux d’intérêt ne sont pas les seuls facteurs qui influencent les taux de change ; d’autres facteurs, tels que les déséquilibres commerciaux et les risques, sont également importants. Mais avec les taux d’intérêt fondamentalement dans un gel cryogénique, peut-être que la plus grande source d’incertitude a disparu.
Comme le montrent les économistes Ilzetzki, Reinhart et Rogoff, la volatilité des taux de change de base diminuait bien avant la pandémie, alors qu’une après l’autre les banques centrales se heurtaient à la borne zéro. Le Covid-19 a depuis enraciné ces taux d’intérêt extrêmement bas.
Une stabilité qui n’est pas éternelle
Si on admet que cette interprétation est correcte, la stabilité actuelle n’est pas éternelle. Elle disparaîtra soit à moyen soit à long terme, quand nous serons sortis de la phase actuelle de crise glaciaire, pour parler comme Albert Edwards, stratégiste monde à la Société Générale.
Au sortir de la crise, dans cinq ans, dans dix ans ou avant s’il y a un choc, les fondamentaux historiques reprendront le dessus.
Comme le souligne Rogoff, il existe une incohérence primordiale sur le long terme entre une part toujours croissante de la dette américaine sur les marchés mondiaux, et une part sans cesse en baisse de la production américaine dans l’économie mondiale.
La Chine va dépasser les Etats-Unis, c’est une certitude de long terme – et le développement inégal entre les deux puissances va produire ses conséquences monétaires systémiques.
Un problème parallèle a finalement conduit à l’éclatement du système de Bretton Woods d’après-guerre à taux de change fixes, une décennie après que l’économiste de Yale, Robert Triffin, l’ait identifié pour la première fois au début des années 1960.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]