La Chronique Agora

Les marchés sont devenus des champs de bataille

guerre commerciale échecs

La guerre commerciale Chine/Etats-Unis est en train de prendre un virage tendu – et l’Europe ne sortira pas indemne de l’affrontement.

Que s’est-il passé ces derniers jours qui a fait capoter les négociations commerciales entre les Etats-Unis et la Chine ?

Visiblement, il avait été brossé un tableau beaucoup trop optimiste des progrès accomplis. La nouvelle ligne dure adoptée par la Chine semble avoir surpris la Maison Blanche.

Les Etats-Unis étaient persuadés que la Chine allait accepter de détailler les lois qu’elle modifierait pour mettre en œuvre l’accord commercial en cours de négociation. Or Pékin a déclaré ne pas avoir l’intention de le faire.

Voici l’analyse de Reuters :

« Le câble diplomatique de Pékin est arrivé à Washington tard vendredi soir, comportant des modifications systématiques sur un projet d’accord commercial de près de 150 pages qui allait mettre fin à des mois de négociations entre les deux plus grandes économies du monde, selon trois sources du gouvernement américain et trois du secteur privé, sources informées des pourparlers.

 Le document était truffé de revirements de la part de la Chine, lesquels ont sapé les exigences fondamentales des États-Unis, ont indiqué des sources à Reuters. Dans chacun des sept chapitres du projet d’accord commercial, la Chine avait supprimé son engagement de modifier les lois intérieures afin d’apporter une solution aux griefs qui avaient amené les États-Unis à déclencher une guerre commerciale. »

Des questions de politique interne ?

Pourquoi les autorités chinoises retourneraient-elles un brouillon de 150 pages avec des « modifications systématiques » dont elles savaient sûrement qu’il risquerait de faire sauter des mois de négociations?

Toujours selon Reuters :

« La semaine dernière, [le vice-Premier ministre chinois] Liu a dit à Lighthizer et Mnuchin qu’ils devaient faire confiance à la Chine pour remplir ses promesses au moyen de changements administratifs et réglementaires […]. Mnuchin [secrétaire au Trésor US] et Lighthizer [représentant du commerce US] ont estimé que c’était inacceptable, compte tenu du fait qu’historiquement, la Chine ne s’acquittait pas de ses promesses en matière de réforme.

 [Les Etats-Unis] demandaient à la Chine de changer les lois existantes afin d’y incorporer les concessions commerciales et accepter ‘un régime d’application plus semblable à celui utilisé pour les sanctions économiques punitives – telles que celles imposées à la Corée du Nord ou à l’Iran – qu’à un accord commercial typique’. »

La Chine a certainement considéré que les demandes des Etats-Unis de modifier ses lois constituaient une atteinte à la souveraineté nationale.

Les incursions militaires américaines de plus en plus controversées dans le détroit de Taïwan et dans la Mer de Chine méridionale ont-elles été un facteur déterminant ?

Ou bien l’accord et ses conditions ont-ils soulevé une opposition interne dangereuse pour Xi Jinping ?

Ou bien encore l’appréciation que les Chinois portent sur la solidité du système américain a-t-elle été modifiée comme plus fragile que perçue précédemment, en particulier au plan économique, financier et monétaire ?

La volte-face de Powell et l’insistance de Trump à réclamer la baisse des taux pour prolonger la croissance constituent en fait, pour un bon analyste, des signes révélateurs du point faible américain en général et des vulnérabilités de Trump en particulier.

Les négociations vues comme une partie de poker

Comme nous sommes dans le bluff de part et d’autre rien de tout cela ne serait étonnant.

L’insistance de Trump à vouloir à tout prix une hausse du marché boursier révèle son point faible. Il a peur d’une chute boursière qui pèserait sur la croissance économique, désolvabiliserait beaucoup de débiteurs et par contrecoup ferait chuter sa popularité.

Trump a commis l’erreur de trop montrer son jeu et d’afficher son désir de voir grimper la Bourse.

Par ailleurs, la séquence des élections est lancée et on voit bien que Trump cherche désespérément un succès significatif. Cela le rend fébrile et pressé, donc plus faible.

Au plan intérieur, Pékin peut utiliser cette ingérence étrangère à son profit en jouant sur la fierté nationale. Cela lui permet de faire oublier sa mauvaise gestion de la finance et ses profonds déséquilibres structurels.

Les chances d’un échec des négociations commerciales ont manifestement augmenté même si les deux parties sont perçues comme ayant désespérément besoin d’un accord.

 En supposant qu’un accord commercial soit finalement conclu, l’affrontement va laisser des traces profondes. Plus que jamais les deux pays vont se trouver en position d’adversaires.

Le commerce n’est pas seul en jeu…

Les Chinois ne sont pas simplement rivaux économiques, ils sont un adversaire stratégique géopolitique menaçant. Ils multiplient leurs implications dans des conflits locaux, certes, mais de portée et d’importance mondiales comme la Corée du Nord ou le Venezuela.

Ce qui est en jeu derrière les négociations commerciales, c’est le prestige, la puissance et l’hégémonie.

Dans ce conflit, le besoin pour les deux adversaires de pousser encore plus loin la bulle financière est exacerbé : aucun des deux ne peut se permettre de laisser éclater sa bulle.

C’est du moins l’avis individuel de Trump et de Xi Jinping. Ils pensent qu’ils sont condamnés à souffler, souffler… car celui dont la bulle éclatera le premier sera déstabilisé.

Mon opinion est que la concurrence, la course à l’hégémonie sont d’une importance capitale pour l’avenir des bulles. Elles ne peuvent que grossir et encore grossir car personne ne peut se permettre de les laisser éclater ou plutôt de laisser éclater la sienne.

Si l’on me suit, on comprend ainsi la véhémence de Trump et ses critiques contre Powell, qui persévère à vouloir jouer de sa logique propre – c’est-à-dire de la logique de la Fed – au lieu de se rallier à la logique de la guerre.

J’ai dit souvent, je le rappelle, qu’en fait sans le dire nous étions dans des économies et des finances de guerres. Ce qu’il se passe actuellement va dans mon sens.

La logique des bulles qui sont des ogres et en réclament toujours plus – cette logique se conjugue maintenant à la logique de la guerre et de la compétition belliqueuse stratégique.

Les bourses ne sont plus seulement des instruments publics au service des banquiers centraux et des gouvernements ; elles sont, selon moi, en train de devenir des champs de bataille.

Les marchés seront de moins en moins libres, de moins en moins spontanés ou, si l’on veut, encore plus manipulés.

Deux géants face à face

La Chine a utilisé la bulle pour financer ses ambitions économiques, financières, technologiques et militaires à l’échelle mondiale.

Les USA ont utilisé la bulle pour se payer le beurre et les canons, pour intervenir partout dans le monde et surtout pour lutter contre la crise économique qui menaçait et qui menace encore plus maintenant.

La Chine a sa fragilité : elle est systémique en raison d’un système politique autoritaire. Ce dernier a ses avantages de contrôle et de coercition, mais il a l’inconvénient de sa rigidité et d’une relative inexpérience des marchés.

Les USA ont une assise systémique bien meilleure mais ils sont sur le tonneau de poudre de la spéculation, des déficits, des mouvements de capitaux et pour tout dire des « instincts animaux » chers à Keynes ; ils sont aussi travaillés par le populisme.

Les pays périphériques – dont l’Europe – auraient tort de se réjouir : contrairement à ce que pensent leurs élites, elles seront prises dans la tourmente à venir. Tout est interconnecté, tout est imbriqué. Personne n’a eu la clairvoyance de se mettre à l’abri des turbulences, même pas les Allemands.

Attendons-nous à être ce que l’on appelle des dégâts collatéraux.

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile