La Chronique Agora

L'effet non-papillon

** Il y a quelques semaines, nous jetions un œil à un exemple concret de "l’effet papillon" — vous savez, cette idée selon laquelle un battement d’aile de papillon à Singapour pourrait déclencher un raz de marée à Santa Monica. Ou, pour le dire de façon plus générale, comment un évènement à priori insignifiant peut déclencher des réactions en chaîne et produire un effet très significatif.

– Mais que se passe-t-il si jamais un papillon ne bat PAS des ailes à Singapour ? Si une abeille n’opère pas de pollinisation sur la fleur d’un amandier ? Si une chauve-souris ne mange pas de moustique dans le Connecticut ? Ou si une banque centrale asiatique n’achète pas de T-Bond ?

– Prenons ces questions importantes dans l’ordre, et donnons leurs réponses respectives : pas de raz-de-marée ; pas d’amandes ; pas de pique-nique cet été ; pas d’économie américaine. Puisque nous savons déjà tout sur les papillons et les raz-de-marée, concentrons-nous sur les abeilles, les chauves-souris et les banques centrales…

– Une maladie étrange appelée Syndrome d’effondrement des colonies (ou CCD, Colony Collapse Disorder) a tué des milliards d’abeilles ces deux dernières années aux Etats-Unis. Les scientifiques n’ont pas encore identifié l’origine du fléau, et les gens du ministère de l’Agriculture (USDA) s’inquiètent des pertes catastrophiques que pourrait entraîner dans le secteur agricole cette diminution importante du nombre d’abeilles. Les abeilles fécondent plus de 130 cultures différentes aux Etats-Unis, y compris des cultures consommées ensuite par l’homme, comme les amandes, les pommes, les oranges et les myrtilles. Si jamais les colonies d’abeilles continuent à s’effondrer, avertit l’USDA, la perte de récoltes pourrait causer près de 75 milliards de dollars de pertes pour l’économie américaine.

– Même si les abeilles fécondent près de 30% de ce que nous mangeons, peu de gens se préoccupent de ces insectes (d’ailleurs, personne n’aime se faire piquer par une abeille). Mais Albert Einstein, dont le jugement n’est pas négligeable, a un jour affirmé que si les abeilles disparaissaient, le monde entier mourrait de faim en moins de quatre ans. Nous aurions plutôt tendance à lui faire confiance.

– Pendant ce temps,  les chauves-souris américaines sont également en danger. "Des milliers de chauves-souris meurent dans le nord-est des Etats-Unis d’une maladie encore inconnue, et à une vitesse qui risque d’entraîner leur extinction", rapporte Bloomberg News. "La plupart des chauves-souris hibernent dans les mêmes grottes tous les hivers, ce qui rend le comptage plutôt fiable. Une grotte qui abritait 1 300 chauves-souris en janvier 2006 n’en comptait que 470 l’année dernière. Le chiffre a récemment chuté à 38. Dans une autre grotte, plus de 90% des 15 500 chauves souris sont mortes depuis 2005".

– "Nous n’avons jamais vu une chose pareille, et nous sommes très inquiets", annonce Alan Hicks, directeur des recherches pour le Département de la protection de l’environnement de l’état de New York. "On a là un parallèle frappant avec les abeilles, et nous n’avons aucune idée de ce qui est en train de se passer".

– Les chauves-souris auraient tendance à inspirer la crainte plus que l’affection. Mais ces rongeurs volants tiennent un rôle essentiel dans l’écosystème. Quand elles n’hibernent pas, les chauves-souris en bonne santé peuvent manger en une nuit jusqu’à la moitié de leur poids en insectes, moustiques, sauterelles et mites qui risqueraient de répandre des maladies parmi les humains et de détruire les récoltes. Si les chauves-souris ne battent plus des ailes, envisagez d’annuler vos pique-niques estivaux. Qui plus est, le marché des céréales, déjà sous tension du côté de l’offre, ne supporterait pas un stress supplémentaire tel que les sauterelles.

** Maintenant que nous en savons plus sur les abeilles et les chauves-souris, appliquons ces leçons au monde de la finance…

– Si les investisseurs asiatiques cessaient de s’agglutiner autour du marché des bons du Trésor US, l’économie américaine risquerait de ne pas être "pollinisée". En d’autres termes, sans un accès continu au crédit étranger bon marché, l’économie américaine chancellerait rapidement.

– Les "abeilles" asiatiques acheteuses d’obligations ne sont pas encore en voie d’extinction, donc pas de soucis à avoir de ce côté-là. Et elles semblent toujours aussi heureuses de grouiller autour de notre marché des T-Bonds. Alors pourquoi craindre que les abeilles aillent butiner ailleurs ?

– Nous devrions nous inquiéter, parce que la vie économique telle que nous la connaissons pourrait en dépendre… tout comme la valeur des dollars que les Américains ont en poche. Nous devrions nous inquiéter — et nous préparer — parce que les excès financiers des Etats-Unis menacent de faire effondrer les colonies d’acheteurs de T-Bonds, pourtant capables et volontaires. Les Américains dépensent trop, empruntent trop, et garantissent trop de prêts. Ces tendances pourraient entraîner l’extinction des acheteurs obligataires. Tous les jours, le gouvernement approfondit et élargit un peu plus l’ampleur de ses garanties. Il s’est engagé sur tous les fronts.

– Non contents de garantir que des ethnies ennemies depuis des centaines d’années en Irak établiront désormais une démocratie pacifique, les dirigeants du gouvernement US veulent également garantir tous les aspects de la vie aux Etats-Unis. Le gouvernement cherche maintenant à garantir que des investissements idiots rapporteront de l’argent… que des prêts hypothécaires à des taux inabordables seront remboursés… que des banques imprudentes feront des bénéfices… que des assureurs obligataires insolvables obtiendront une note AAA… que les consommateurs surendettés continueront de consommer éternellement… et que tous les citoyens bénéficieront d’une assurance-santé.

– Il n’arrive rien de bon quand un garant s’engage à garantir trop de choses.

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