La Chronique Agora

Le jour où la planète financière faillit s'arrêter de tourner

** La journée du vendredi 24 octobre s’est traduite par un rarissime phénomène de liquidation global de tous les actifs "à tout prix".

Paris s’en tire bien mieux que la moyenne des places européennes cette semaine : la perte hebdomadaire du CAC 40 s’élève à 4%, tandis qu’elle atteint 7,85% pour l’Euro Stoxx 50 (qui plongeait de 4,85% ce vendredi) et 7,30% pour l’Eurotop 100.

De même, le Dow Jones chute globalement de 6%, le Nasdaq de 9,5% (en début de séance vendredi, c’était -7,5% et -13% respectivement). Les indices américains se retrouvent à des niveaux très voisins de ceux d’avril 2003.

Pour tenter de se rassurer, le CAC 40 est l’un des indices mondiaux qui a enregistré le plus spectaculaire rebond en l’espace de deux heures, après réouverture de Wall Street. Les pertes ont été réduites de pratiquement deux tiers à Paris par rapport au pic de panique survenu vers 11h30/11h45, lorsque le CAC 40 affichait jusqu’à 10,6% de baisse.

L’indice a retracé les 2 959 points — soit, au point près, son plancher de clôture du 3 octobre 1998… c’était en plein krach LTCM. Pour le symbole — mais cela peut avoir son importance — l’indice parisien sauve in extremis le plancher de clôture des 3 180 points (-3,54% à 3 193 points).

** Cette journée catastrophe restera gravée dans les mémoires car pour la première fois depuis la fin de la convertibilité du dollar en or en 1971, les principales devises ont connu entre elles des variations supérieures à 5% en cours de séance.

La livre sterling a dévissé jusqu’à -4% face au billet vert avec la confirmation d’une contraction de 0,5% du PIB britannique au troisième trimestre — contre -0,2% anticipés de façon exagérément optimiste.

Un tel chaos monétaire devrait profondément impacter le Japon, un pays qui demeure tributaire de ses exportations… mais également tous les gros (et même très gros) spéculateurs qui, durant une décennie, avaient joué le yen à la baisse pour investir en dollars, en livres et en euros — mieux rémunérés que la devise nippone.

Il est assez déroutant de voir la monnaie du pays qui pratique les taux les plus bas sur la planète s’envoler de 15% par rapport à l’euro en une semaine, de 25% en deux mois et de 33% depuis la mi-juillet (il se traitait alors à 170 yens/euro).

** Il s’agit d’un séisme majeur, qui flanque immédiatement par terre un nombre impressionnant de constructions fragiles. On ne mesurera qu’après coup l’étendue complète des dégâts, en faisant l’inventaire des fissures dans les murs porteurs et autres piliers de soutènement.

L’inversion du mécanisme du carry trade assèche brusquement le volume des liquidités disponibles dans le système financier international. C’est le scénario tant redouté par Wall Street, déjà victime de l’impuissance des acheteurs institutionnels dont les comptes sont exsangues.

Pour bien mesurer la gravité de la situation, les opérateurs se sont retrouvés dès l’aube confrontés à une situation sans précédent : l’ensemble des futures qui préfigurent l’ouverture des indices américains (S&P, Nasdaq…) étaient en limit down pour la seconde fois de l’histoire. La première, c’était juste avant la reprise des cotations, cinq jours après le 11 septembre — mais il n’y avait pas de vagues de ventes paniques.

Heureusement, les indices américains limitaient leurs pertes à 3% ou 4% à la mi-séance, après une entame moins catastrophique que prévu. On enregistrait au pire -6% sur le S&P et le Nasdaq… qui a tout de même inscrit un nouveau plancher annuel à 1 493 points, équivalent à celui de la mi-mai 2003.

Cette relative résilience s’explique par le chiffre des reventes de logements anciens, bien meilleur que prévu (+5,5% après -2,2% en août)… Cependant, il ne faut pas s’y tromper : l’augmentation des transactions résulte de la multiplication des mises aux enchères de maisons saisies par les banques et qui trouvent nécessairement preneur à prix bradés — mais la dégringolade de la valeur moyenne des maisons s’accélère d’autant.

La crise de l’immobilier aux Etats-Unis est une chose, les menaces de récession mondiale en sont une autre, même si tout est lié. Ceci explique que des pays peu exposés à la crise des subprime sont désormais tétanisés par la crainte de l’effondrement de leur principal client.

** Les principales places asiatiques ont été victimes vendredi matin de replis qui ont atteint ou ont dépassé les 10%. La bourse de Séoul, par exemple, s’est effondrée de 10,6%, Tokyo de 9,6%.

Des écarts similaires n’ont pas tardé à se matérialiser en Europe : vers 11h45, le CAC 40 chutait de 10,6%, Francfort dévissait de 11% et l’Euro Stoxx 50 a, pour la première fois de son histoire, affiché plus de 10% de baisse en intraday (-10,95% pour être précis).

Plus les cours des actions s’effondrent, plus les liquidations automatiques de positions se multiplient… et entraînent un effet domino. Certains gérants de fonds de pension américains tenteraient également de dégager des liquidités à tout prix pour compenser des pertes encaissées sur les dérivés de crédit.

Il s’ensuit une fuite éperdue vers la sécurité : le rendement des T-Bonds à 30 ans aux Etats-Unis vient de tomber à son plus bas niveau depuis 1997 (à 3,92%). Même mieux rémunéré que le billet vert — toutes maturités confondues –, l’euro n’en tire aucun bénéfice : le phénomène de rapatriement des capitaux vers les Etats-Unis l’emporte sur tout autre facteur fondamental. La monnaie unique vient ainsi d’inscrire un nouveau plancher un peu en-dessous des 1,25 $, avant de rebondir vers 1,2640 $ — soit -5% sur la semaine.

C’est également la panique sur les marchés de matières premières avec -5% sur le pétrole, à 64,4 $ sur le NYMEX. La chute atteint 33% depuis le 1er octobre, et plus de 43% depuis le 22 septembre — un mouvement de baisse également sans précédent historique.

La réduction des quotas de l’OPEP de -1,5 million de barils par jour annoncée vendredi matin n’a pas permis à l’or noir de se redresser, sauf légèrement en toute fin de journée.

L’or-métal — valeur refuge par excellence — a été emporté par la tourmente lui aussi. Il a plongé de 5% sous les 700 $ (pour se rapprocher des 690 $)… mais au final, c’est le seul qui s’en tire sans trop de casse : l’once a rebondi de 1,3% à plus de 730 $ l’once.

** C’est tout le système financier — devises, actions, matières premières — qui semble se désintégrer depuis la mise en faillite de Lehman et le surgissement de la colossale menace que font peser les CDS sur l’économie réelle. Il s’agit surtout de spéculation sur le risque au sens littéral… et les assureurs n’ont plus les moyens de payer la prime, ils sont tous en faillite ou le seraient en honorant leurs engagements.

Ce système financier porte l’empreinte d’Alan Greenspan : nous ne résistons pas au plaisir de vous livrer sa "confession" du 23 octobre, prononcée devant un parterre de membres du Congrès US jeudi matin… à méditer en ces temps de krach.

Placé en situation d’accusé, l’ex-patron de la Fed avoue qu’il y avait une "faille" dans son appréciation du fonctionnement du système financier… lequel avait merveilleusement fonctionné durant 40 ans. Il concède avoir surestimé le bénéfice que l’économie pouvait tirer de la dérégulation ; il reconnaît aussi ne pas avoir mesuré à quel point la prolifération des dérivés de crédit, et notamment des CDS, augmentait le risque global au lieu de le neutraliser.

En ce qui concerne sa politique d’argent gratuit menée de 2002 à 2005, il est d’avis que c’était la stratégie dont les Etats-Unis avaient besoin — mais il a sous-estimé l’impact de la prolifération de la liquidité dans l’expansion de l’industrie des dérivés de crédit.

Greenspan n’a jamais manifesté d’inquiétude — sinon très tardivement — lors du gonflement de la bulle immobilière. Il n’a pas non plus cherché à contrôler l’expansion de la masse monétaire — la Fed avait d’ailleurs décidé de ne plus la rendre publique depuis mars 2005 — car elle s’avérait globalement non inflationniste (le prix des matières et de l’énergie n’a vraiment explosé qu’après qu’il a transmis le flambeau à Ben Bernanke).

La véritable flambée des commodities a coïncidé avec l’envol du PIB de la Chine (au-delà de 10% puis 12%) et de l’Inde en 2005, 2006 et 2007… Mais il aurait fallu que Greenspan s’interroge sur l’impact de la demande américaine sur "l’usine du monde" qu’est devenu l’Empire du Milieu.

Il ne l’a pas fait… tout semblait fonctionner si bien. Il se demande encore à ce jour comme les choses ont pu aussi mal tourner, aussi vite !

Philippe Béchade,
Paris

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