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Le Japon, épicentre d’un risque mondial

Fujiyoshida, Japan Beautiful view of mountain Fuji and Chureito pagoda at sunset, japan in the spring with cherry blossoms

Endettement record, dépendance aux taux bas et bulle du carry trade font du Japon un possible déclencheur d’une crise systémique aux répercussions globales.

Il va sans dire que mondialisation et interdépendance vont de pair. Le fait qu’un bien, un service ou un échange soient reliés au-delà des frontières nationales implique, par nature, une relation de dépendance entre plusieurs Etats, individus ou entités étrangères.

A ce titre, la mondialisation n’est pas vieille d’un siècle, mais de plusieurs millénaires, dans la mesure où un savoir, une technique, une innovation ou encore une idéologie se transmettent d’un pays à l’autre, à un rythme plus ou moins rapide.

Or, au fil des siècles, on assiste à une accélération continue de cette mondialisation et à un renforcement de l’interdépendance. Sous l’effet du progrès technologique et financier, tout devient toujours plus global, entraînant, à une vitesse et une ampleur croissantes, des conséquences aux quatre coins du monde. Qu’il s’agisse du déclenchement d’un conflit localisé comme en Ukraine, de l’apparition d’un virus en Chine, de l’obstruction d’un navire dans le canal de Suez, d’une sécheresse au Brésil ou même de l’interview d’un joueur de football écartant deux bouteilles de Coca-Cola en direct, les répercussions dépassent désormais largement le cadre initial de l’événement.

La crise financière de 2008 avait ainsi mis en lumière cette interdépendance extrême. Alors que les échanges s’étaient plus que jamais internationalisés et financiarisés, le déclenchement de cette crise avait menacé, par son ampleur, l’économie mondiale dans son ensemble. Sans le soutien sans précédent de la banque centrale américaine, le monde serait entré dans un chaos que peu auraient pu imaginer.

Les Etats-Unis étant au cœur du système économique mondial, il est évident qu’une crise sur leur sol se diffuse rapidement au-delà de leurs frontières. Or, si cela peut surprendre, il en est de même pour le Japon. Historiquement l’un des principaux détenteurs de dette américaine, le pays agit comme une véritable plaque tectonique du système financier mondial.

La crise financière de 1998 avait déjà révélé ce rôle, lorsque le Japon avait évité de peu le déclenchement d’une crise globale.

Depuis lors, et ce depuis près de trois décennies, bien avant le krach de 2008, le pays s’est engagé dans une fuite en avant destinée à contenir ses déséquilibres : création massive de liquidités et baisse continue des taux d’intérêt. Cette politique a conduit le Japon à être le premier pays à adopter des taux proches de zéro, puis négatifs. Elle a attiré des investisseurs du monde entier, venus emprunter massivement en yen à des conditions exceptionnellement avantageuses afin d’investir dans d’autres actifs. Ainsi s’est formée la plus grande bulle mondiale de carry trade, qui menace aujourd’hui plus que jamais d’emporter l’économie mondiale.

L’économie japonaise figure désormais parmi les plus fragiles des pays avancés. Un seul chiffre suffit à l’illustrer : alors que le pays occupait la troisième place mondiale en termes de PIB par habitant en 2000, il se situe aujourd’hui au 38ᵉ rang. En adoptant, depuis la fin des années 1990, une politique monétaire toujours plus accommodante, le Japon a vu sa croissance s’éroder, tandis que son déficit et sa dette n’ont cessé d’augmenter. Il affiche désormais un niveau d’endettement d’environ 240 % du PIB, un record mondial.

Face à ce constat, toute hausse des taux d’intérêt a longtemps semblé inconcevable. Une augmentation, même modeste, aurait un effet dévastateur sur la charge de la dette, au point de menacer l’économie nationale – et, par ricochet, l’économie mondiale – d’une grave crise. Mais, dans le même temps, la baisse continue des taux a creusé un écart toujours plus marqué avec ceux d’autres pays, notamment les Etats-Unis, entraînant une dépréciation persistante du yen.

L’inflation aurait logiquement dû s’accélérer, mais le Japon a pu compter sur des spécificités nationales : des salaires structurellement faibles et une population vieillissante, dont la propension à consommer est limitée. Ce n’est qu’au moment de la reprise économique consécutive à la crise sanitaire que l’inflation a commencé à s’installer, avant de se maintenir désormais au-delà de 3 %, faisant peser une menace croissante sur l’économie japonaise.

Dans ce contexte, le Japon se retrouve face à un dilemme qu’il tente sans cesse de repousser : maintenir des taux proches de zéro, au risque de voir l’inflation s’accélérer et le yen continuer de se déprécier – notamment face au dollar et au yuan, les Etats-Unis et la Chine étant ses principaux partenaires commerciaux –, ou relever ses taux au risque de déclencher une crise financière susceptible de déstabiliser l’économie mondiale, compte tenu de l’exposition massive des investisseurs au crédit japonais.

Ce dilemme est en réalité celui qui concerne, avec un décalage temporel, l’ensemble des économies occidentales, et même la Chine, et marque la fin d’un cycle financier propre aux économies fondées sur l’endettement.

Le Japon semble désormais s’orienter vers la seconde option.

Récemment, le gouverneur de la Banque du Japon a annoncé envisager un relèvement des taux directeurs, de 0,5 % à 0,75 %, provoquant une réaction immédiate des marchés. Les taux longs de la dette japonaise ont bondi, atteignant des niveaux qui n’avaient plus été observés depuis la crise financière de 2008. Dans le même temps, le pays a lancé un plan budgétaire de plus de 120 milliards de dollars destiné à relancer l’économie, un plan essentiellement financé par la dette.

Si le système financier mondial semble se préparer à un effondrement depuis la crise de 2008, celle-ci n’a en réalité jamais été pleinement résolue, ayant été contenue par un soutien continu des banques centrales – soutien qui n’a jamais réellement cessé. Chacun le sait. Mais chacun sait également qu’une crise mondiale de la dette peut survenir à tout moment, compte tenu d’un niveau d’endettement global historiquement élevé.

Dans ce contexte, le Japon apparaît désormais comme un possible élément déclencheur. Pendant deux décennies, des milliers de milliards de dollars d’investissements ont été financés par des emprunts en yen à taux nuls ou négatifs, via des fonds spéculatifs, des fonds de pension ou encore des fonds souverains. Ces stratégies reposaient sur une hypothèse irréaliste : celle de taux japonais éternellement inchangés et d’un soutien monétaire permanent à toutes les valorisations.

Avec la perspective d’une hausse des taux, le système financier entre donc en état de panique, comme ce fut déjà le cas l’an dernier lorsque la Banque du Japon avait mis fin à sa politique de taux négatifs. Les deux principaux indices boursiers nippons, le Nikkei 225 et le TOPIX, avaient alors perdu près de 20 % en trois semaines, entraînant dans leur sillage les marchés mondiaux.

Réduire cette situation à une simple crise japonaise serait donc une erreur.

D’une part, parce que le pays se trouve au cœur d’une bulle financière qui expose directement l’économie américaine et les investisseurs du monde entier. En tant que deuxième détenteur de dette américaine, le Japon pourrait être contraint de vendre massivement des obligations américaines afin de se procurer des liquidités, ce qui fragiliserait davantage un marché déjà sous tension. D’autre part, parce que la situation japonaise constitue l’avant-garde de ce qui attend l’ensemble des économies avancées, dont le modèle économique et la trajectoire monétaire sont similaires.

Alors qu’en 1998 la crise japonaise avait déjà failli faire basculer le système financier mondial, l’histoire pourrait bien se répéter aujourd’hui, dans des proportions sans précédent. Le monde d’hier s’achève, et avec lui, la menace d’une longue pénitence économique et financière continue de planer.

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