La Chronique Agora

Ecarter l’hypothèse de la fermeture d’Ormuz : logique… mais prématuré

L’Iran brandit la menace de fermer le détroit d’Ormuz après les frappes américaines sur ses sites nucléaires. Si l’impact militaire semble limité, la dimension symbolique et géoéconomique du conflit prend une ampleur inquiétante.

Le Parlement iranien s’est prononcé en faveur de la fermeture du détroit d’Ormuz, suite aux frappes américaines de samedi soir sur les trois principaux sites nucléaires du pays – frappes qui, aux dires de Donald Trump, auraient réduit à néant les capacités d’enrichissement de l’uranium par le régime des mollahs (« nous avons dévasté le programme nucléaire iranien », a déclaré le président américain).

Une affirmation validée par plusieurs médias israéliens : « Le nucléaire iranien a cessé d’exister, c’est une menace de moins, mais l’Iran reste un Etat terroriste. » La dialectique évolue et démontre qu’Israël veut aller plus loin et provoquer un changement de régime à Téhéran.

Et si le nucléaire – une menace évoquée sans relâche depuis plus de 30 ans (qui n’aurait pas la bombe, à moins de ne pas vouloir la produire au bout de trois décennies ?) – n’était qu’un prétexte pour poursuivre la montée en puissance d’Israël comme leader politique hégémonique dans la région, coupant l’herbe sous le pied de la Turquie, qui se voyait reprendre le contrôle d’anciennes régions de son empire (Kurdistan, vallée de l’Euphrate, zone côtière du nord de la Syrie) ?

Le régime iranien est-il complètement acculé ? N’a-t-il plus rien à perdre ? Car fermer le détroit d’Ormuz, cela signifie se priver des recettes pétrolières et gazières.

Si Israël et les Etats-Unis s’avisaient de détruire les terminaux pétroliers iraniens, le chef suprême Ali Khamenei, qui décide en dernier ressort, aurait alors toutes les raisons de valider la proposition de son Parlement.

Est-ce que les frappes contre les installations nucléaires de Natanz, Ispahan, Fordo changent vraiment la donne pour Téhéran ?

De nombreuses rumeurs évoquent une mise en scène américaine : le bombardement des trois sites serait survenu à une date convenue lors des négociations qui se déroulaient à Oman. Une date suffisamment lointaine (une semaine) pour que Téhéran ait eu le temps de faire évacuer le matériel crucial par camion (de longs convois ont quitté les souterrains de Fordo la semaine dernière).

Les dégâts causés par les méga-bombes GBU-57 (cela fait dix jours que les médias occidentaux familiarisent le grand public avec ces armes « qui vont tout détruire, il ne restera rien ») sont en réalité très incertains.

Beaucoup de bruit et de fureur… mais il semblerait qu’après une évacuation totale, pas un civil ni un militaire iranien n’ait été tué dans l’opération. Les méga-bombes ont surtout généré une onde de choc médiatique qui se résume par cette annonce de la Maison-Blanche, censée clore le débat : « On a tout pété, on a montré qu’on était les plus forts, passons à l’étape suivante : les négociations de paix. »

Du coup, l’incapacité d’enrichir du combustible nucléaire à Natanz ne serait qu’un demi-mensonge de Trump. En effet, le site ne produit plus rien puisqu’il a été vidé par anticipation de son matériel sensible (idem pour Fordo).

Comme il y a tout de même eu un bombardement, suivi de communiqués triomphalistes de Trump et de Netanyahu, et que la ville de Téhéran est touchée tous les jours par des frappes israéliennes (les victimes civiles sont, cette fois-ci, nombreuses), Khamenei a tout intérêt à jouer le jeu et à rendre publique son intention de frapper les bases américaines dans le Golfe (elles aussi évacuées depuis dix jours).

Son opinion publique sera satisfaite, la vengeance accomplie… avec destruction de quelques bâtiments et systèmes radars, mais sans faire de victimes américaines. Des négociations s’engagent entre les Etats-Unis et l’Iran, et Israël est prié de ne pas remettre une pièce dans le juke-box de l’apocalypse.

Cela, c’est la version optimiste : une désescalade peut s’engager, après 24 ou 48 heures encore tendues, histoire de montrer que les Etats-Unis ne plaisantent pas… et les mollahs non plus (riposte contre des bases US).

Mais il y a aussi la version pessimiste : Netanyahu ne doit sa survie politique depuis plusieurs années qu’à son statut de « chef de guerre » qui préserve son pays du chaos.

Avec l’Iran qui ne cesse de clamer depuis 47 ans « mort à Israël, mort à l’Amérique » (c’est le fonds de commerce des mollahs pour recréer le consensus national quand la révolte gronde en interne), il joue sur du velours en expliquant que la menace « existentielle » n’a pas disparu avec la (pseudo ?) destruction du programme nucléaire iranien.

La meilleure preuve est qu’Israël se prend une pluie de missiles hypersoniques deux fois par jour depuis dix jours, contre lesquels le Dôme de fer ne peut rien.

Il faut donc aller plus loin et mettre Téhéran à genoux économiquement : la Silicon Valley technologique israélienne est en partie détruite, ainsi que le port de Haïfa ; il faut donc riposter en infligeant des dommages comparables à l’industrie pétrolière et gazière iranienne. Si les installations offshore sont anéanties, il faudra des années à l’Iran pour s’en remettre : ce serait un game over pour Téhéran.

Le nucléaire a surtout une portée symbolique d’affirmation de puissance et de souveraineté – mais sans le pétrole, le régime s’effondre.

Et là, Khamenei n’aurait plus rien à perdre. Il ferait « fermer » le détroit d’Ormuz, situé entre Oman et l’Iran et qui relie le golfe Persique au golfe d’Oman, puis à la mer d’Arabie. C’est par ce détroit d’une trentaine de kilomètres de largeur (comparable à la Manche entre Douvres et Calais : les côtes de l’Iran et d’Oman sont visibles de chaque côté depuis un promontoire peu élevé) que transite chaque jour 20 % de la consommation mondiale de pétrole.

Celui chargé depuis l’Iran est à 90 % destiné à la Chine, son principal – et quasi unique – client. Mais depuis mi-2022, les quantités de gaz liquéfié transitant par Ormuz en provenance du Qatar et des Emirats ont fortement augmenté : les méthaniers sont les navires les plus vulnérables à une attaque ou à un missile perdu.

La puissance explosive d’un méthanier est plusieurs fois supérieure à celle des milliers de tonnes de nitrate d’ammonium qui avaient dévasté Beyrouth le 4 août 2020 ou le port de Tianjin le 12 août 2015. Ce serait l’équivalent d’une mini-bombe nucléaire, et d’autres navires circulant dans un rayon de plusieurs kilomètres seraient gravement endommagés, incendiés ou coulés, avec un potentiel effet de réaction en chaîne si d’autres méthaniers naviguent à proximité.

On peut imaginer que les règles de circulation maritime imposent de laisser une distance importante entre deux méthaniers, mais dans un détroit aussi étroit, le « rail » de navigation est bien plus réduit que les 30 km géographiques. Les navires se « frôlent » à quelques kilomètres près.

Si l’Iran fait feu sur les navires américains qui sont en train de se déployer dans le Golfe, un missile, une torpille ou un drone « perdu » pourrait causer des dégâts colossaux.

Téhéran pourrait aussi choisir de ne pas ouvrir les hostilités, mais de miner ses eaux territoriales dans le détroit, ce qui serait redoutablement efficace.

Laisser des navires marchands traverser une potentielle « zone de guerre » – ou un champ de mines marines – est un risque qu’aucun armateur n’osera prendre, comme on l’a vu l’an dernier avec l’accès au canal de Suez déserté par les pétroliers, méthaniers, porte-conteneurs et la plupart des cargos transportant des matières premières (minéraliers).

Mais là, faire le tour de l’Afrique ne résoudrait rien, puisque plus aucun navire ne fréquenterait le golfe Persique.

Autrement dit, si Téhéran se retrouve privé de ses ressources pétro-gazières, Khamenei n’en restera pas au stade des menaces, une stratégie habituelle des mollahs. Le risque de minage, face à la présence des forces navales US et britanniques au large des côtes iraniennes, va conduire à l’évacuation en urgence de toutes les flottes marchandes du golfe Persique – même si aucun coup de canon n’est tiré – le temps que le conflit trouve une issue.

Cela peut prendre quelques jours et provoquer une flambée temporaire des prix de l’énergie. Mais cela peut aussi durer plus longtemps s’il faut procéder à un déminage (prévoir plusieurs semaines), ou si d’autres puissances régionales s’impliquent dans le conflit (Pakistan, Yémen). Dans ce cas, le prix du baril pourrait s’établir plus durablement au-dessus des 100 $ et le prix du GNL – dont l’Europe est grosse consommatrice – exploserait.

Alors bien sûr, ni le Qatar, ni les Emirats arabes unis, ni l’Arabie saoudite n’exportent 100 % de leur gaz et de leur pétrole via Ormuz. Cela fait des décennies – et notamment depuis la guerre Iran-Irak des années 1980 – que les pays du Golfe ont mis en place des oléoducs et gazoducs qui traversent l’Arabie en direction de la mer Rouge ou du sultanat d’Oman (ensuite transit maritime par le golfe d’Oman puis l’océan Indien, en direction de la Chine et des pays d’Asie).

Selon les estimations, 6,5 à 7,5 millions de barils/jour de production pourraient être réacheminés par pipeline. Mais cela représente toujours une baisse d’environ 65 % des exportations, soit environ 13 % de l’offre mondiale.

Certaines estimations indiquent que les prix du pétrole pourraient grimper jusqu’à 200 dollars le baril en cas de fermeture prolongée. Ce serait une situation extraordinairement favorable pour la Russie et pour les producteurs américains.

Privée du pétrole iranien, Pékin se tournerait vers Moscou (des accords ont été signés pour des livraisons à des tarifs plafonnés). Il en serait de même pour le gaz.

Pour l’Europe, le Japon, la Corée du Sud, ce serait un pur désastre. Cela serait également compliqué pour l’Inde, si les Occidentaux appliquaient les sanctions contre la « flotte fantôme » (de pétroliers) qui fait la navette avec la Sibérie ou le Pakistan.

Autrement dit, l’escalade peut s’arrêter demain si les Etats-Unis se vantent de pouvoir forcer l’Iran à renoncer à ses ambitions nucléaires… Mais le conflit peut prendre une autre dimension si Netanyahu estime qu’Israël ne sera jamais en sécurité avec des mollahs déterminés à maintenir son pays sous la menace permanente d’une pluie de missiles hypersoniques. Et tant que la guerre dure, il reste au pouvoir.

Au moment où j’écris ces lignes, le repli insignifiant des marchés (-0,5 %), et une hausse « technique » et limitée du pétrole (vers 78 $ à Londres) semblent prouver que le coup de bluff à grand spectacle de Trump en Iran pourrait fonctionner et qu’Israël a intérêt à la cessation des hostilités…

Mais Netanyahu pourrait démentir cette vision des choses, car en l’occurrence, la vision qui prime systématiquement depuis sa prise de pouvoir en 2009, c’est la sienne.

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